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La mission du juge et celle du médecin ne devraient pas être confondues

dimanche 20 octobre 2002, par Pierre TRUCHE

Dans le cadre des premières journées de l’ANREP,
Colloque sur les rapports Médecine, Psychiatrie et Justice du 20 octobre 2002 en AVIGNON

(N° C 32 du nouveau code pénal)

Cette affirmation de la circulaire d’application du nouveau code pénal laisse rêveur. Y aurait-il des juges appréciant seuls l’existence ou non de troubles mentaux chez ceux dont ils doivent régler le sort ? Y aurait-il des psychiatres décidant la culpabilité de ceux qu’ils examinent ?

Pour les magistrats, la question se pose lorsqu’ils estiment inutile de commettre un expert parce que la pleine responsabilité leur paraît évidente. ou lorsqu’en matière criminelle l’accusé a refusé de se soumettre à l’examen obligatoire. Il y eut un exemple célèbre au XIXe siècle lorsque tant l’accusation et les juges en cour d’assises que Caserio, accusé de l’assassinat du président de la République, refusèrent que le débat se situe sur ce terrain.Seule la défense tentera en vain d’arracher les circonstances atténuantes en invoquant l’épilepsie du père et un prétendu rachitisme de l’intéressé. Pour le président de la cour, Caserio “jouit,au point de vue du raisonnement, de facultés ordinaires, sinon au-dessus de l’ordinaire”.
N’a-t-on pas appris dans un procès criminel récent jugé pour la troisième fois à Lyon,que des psychiatres s’étaient interrogés ainsi dans leur rapport :“Comment établir une cohérence entre le psychisme de D. et le crime dont il est coupable ?” Il est vrai que les aveux, rétractés par la suite, étaient particulièrement détaillés.
Une introduction à la nosographie psychiatrique à l’ENM, une formation des experts à la procédure pénale n’autorisent pas à une confusion des rôles.

Mais qui va décider qu’il n’y a “ni crime, ni délit” en raison d’un état de démence (article 64 du code pénal) ou que l’auteur d’une infraction “n’est pas pénalement responsable” (art. 122- 1 alinéa 1 du nouveau code pénal) ?
Formellement c’est toujours un magistrat qui décidera d’un classement sans suite (procureur de la République) d’un non-lieu (juge d’instruction), d’une relaxe ou d’un acquittement (tribunal ou cour). Il faut pour cela qu’au moment des faits l’intéressé ait été “atteint d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes”, c’est-à-dire sa capacité de comprendre ou de vouloir. On est là dans la sphère de compétence médicale mais il arrive que pour des infractions sans victime particulièrement atteinte, un procureur classe une affaire sans expertise au vu d’une situation de fait (séjour antérieur en hôpital psychiatrique, prise en charge médicale dans un cadre familial, absurdité des faits…). Ce qui ne va pas sans poser le problème de la manière dont l’impunité est ressentie par l’auteur et donc sur l’attitude à adopter en cas de récidive.
Mais, en règle générale, le magistrat s’estime lié par une expertise psychiatrique, ses doutes pouvant seulement le conduire à ordonner une seconde voire une troisième expertise. De même les parties qui ont maintenant la possibilité d’obtenir l’intégralité du rapport et de motiver une demande de nouvelle expertise. Avec des contradictions possibles, par exemple en fonction de la place que le médecin attend de la sanction dans le traitement ou plus exactement dans l’évolution ultérieure de l’auteur de l’infraction. À la fin du XIXe siècle, on estimait que “les médecins qui animent en grand nombre l’école criminologique de Lyon (Alexandre Lacassagne) n’interviennent guère dans la production de la loi, notamment parce qu’en privilégiant l’étude de l’homme criminel et le milieu social, ils tendent à remettre en cause les principes de la répression fondée sur le libre arbitre” (Jean-Claude Farcy J.-C. L’histoire de la jus - tice française de la Révolution à nos jours. PUF, 2001). Cette question a pu parfois être soumise aux jurés de la cour d’assises qui ne doivent se décider qu’en fonction de ce qu’ils retiennent des propos tenus à l’audience alors qu’ils sont confrontés à des dépositions d’experts en désaccord entre eux et qui ont vu l’accusé à des périodes différentes de sa vie, parfois longtemps après les faits et qui doivent s’interroger sur ce qu’il était au moment du crime.
L’application du premier alinéa de l’article 122- 1 du code pénal conduira souvent à l’internement de celui qui n’est pas pénalement responsable. Le Parlement n’a pas souhaité que cet internement et sa durée soient confiés à l’autorité judiciaire ; il reste administratif sous la réserve, pour la sortie, de deux examens concordants établis par des experts psychiatres extérieurs à l’établissement choisis sur une liste dressée par le procureur. Avec des risques,en cas de sortie rapide, de contradiction avec les conclusions des experts judiciaires.
Entre l’irresponsabilité pénale et la pleine responsabilité, existent des situations intermédiaires.Le problème a été posé par la célèbre circulaire du 12 décembre 1905 de M. Chaumie, garde des Sceaux :“Les congrès de science pénale les plus récents se sont préoccupés à juste titre de l’atténuation possible de la culpabilité des accusés ou des prévenus, résultant de leur état mental, et ont été amenés à constater que, dans la plupart des cas, les cours et les tribunaux n’ont pas les éléments nécessaires pour apprécier le degré de leur responsabilité”.
Certains médecins légistes croient avoir rempli suffisamment la mission qui leur a été confiée en concluant sommairement à une responsabilité “limitée” ou “atténuée”. Une semblable conclusion est beaucoup trop vague pour permettre au juge d’apprécier la culpabilité réelle du prévenu d’après son état mental au moment de l’action ;mais son insuffisance tient généralement au défaut de précision du mandat qui a été donné à l’expert.
À côté des aliénés proprement dits, on rencontre des dégénérés, des individus sujets à des impulsions morbides momentanées, ou atteints d’anomalies mentales assez marquées pour justifier à leur égard une certaine modération dans l’application des peines édictées par la loi. Il importe que l’expert soit mis en demeure d’indiquer avec la plus grande netteté possible dans quelle mesure l’inculpé était, au moment de l’infraction, responsable de l’acte qui lui est imputé. Pour atteindre ce résultat, j’estime que la commission devra toujours contenir et poser d’office, en toute matière, les deux questions suivantes :
- dire si l’inculpé était en état de démence au moment de l’acte, dans le sens de l’article 64 du code pénal ;
- si l’examen psychiatrique et biologique ne révèle point chez lui des anomalies mentales ou psychiques de nature à atténuer dans une certaine mesure sa responsabilité…

Les termes ont été modernisés par l’alinéa 2 de l’article 122- 1 du nouveau code pénal. Demeure punissable celui dont le discernement a été seulement “altéré” et le contrôle de ses actes “entravé”.
Au psychiatre de la dire mais, ajoute l’article, à la juridiction de tenir compte de cette circonstance lorsqu’elle détermine la peine et en fixe le régime. Ce qui n’implique pas, comme en 1905, une modération dans l’application des peines. On a même vu une cour d’assises condamner à perpétuité un assassin dont la responsabilité était très largement atténuée mais dont la dangerosité était soulignée. Le législateur n’a pas retenu la possibilité de prononcer une mesure mi-répressive mi-médicale que certains envisageaient mais le renvoi à la fixation du régime d’exécution de la peine autorise le prononcé d’un suivi socio-judiciaire, notamment avec injonction de soins (art. 13 1-36-4), la semi-liberté pour suivre un traitement (art.132-26),le fractionnement pour motif grave d’ordre médical (art.132-28),le suivi avec mise à l’épreuve avec obligation de traitement ou de soins (art. 132-45), le tout en matière correctionnelle. Reste pour les détenus à les orienter dans un établissement en fonction du bilan psychiatrique.
En matière civile de protection des incapables,qui a été magistrat avant la réforme de 1968 se rappelle ces audiences où dans la solennité d’une salle d’un tribunal, des juges en robe interrogeaient une personne pour apprécier si elle devait bénéficier d’un régime de protection. On lui présentait par exemple, un billet de banque en lui demandant quelle était sa valeur et ce qu’il permettait d’acquérir ! À un médecin maintenant d’apprécier l’altération des facultés mentales ou corporelles du malade, d’assister le cas échéant à son audition par le juge des tutelles voire d’émettre l’avis que cette audition serait de nature à porter préjudice à sa santé.
Voici donc le psychiatre et le juge face à face. Le sort d’un auteur d’infraction ou d’un malade à protéger en dépend. Tous deux sont soumis à de fortes exigences éthiques. Oui, ils ont des missions différentes mais que chacun sans complaisance ni compromis,soit pleinement ce qu’il s’est engagé par serment à être. Ne rejouons pas “le juge et l’assassin” de Bertrand Tavernier où l’on voit le juge d’instruction provoquer les psychiatres à écarter la folie parce qu’il faut que les crimes soient sanctionnés de la peine de mort.
Rappelons aussi, pour introduire un débat, ce que disait Hannah Arendt dans le postscriptum à “Eichmann à Jérusalem” (c’était en 1963) :“Il est vrai que la psychiatrie, la sociologie modernes, sans parler de la bureaucratie moderne, nous ont bien habitués à évacuer la responsabilité de l’auteur pour ses actes en les expliquant par tel ou tel déterminisme, que ces explications apparemment plus profondes des actions humaines soient justes ou pas, voilà qui est discutable. Mais ce qui est hors de discussions est qu’aucune procédure judiciaire ne serait possible sur ces bases, et qu’à l’aune de telles théories, la justice n’est pas une institution moderne, elle est même tout à fait démodée. Quand Hitler disait qu’un jour viendrait en Allemagne ou la profession de juriste serait considérée comme « honteuse », il exprimait seulement, avec cohérence extrême, son rêve d’une bureaucratie parfaite”.

Nous n’y sommes prêts ni les uns, ni les autres.

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