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L’archaïque

vendredi 27 mai 2005, par Sophie de MIJOLLA-MELLOR

Dans le cadre d’une conférence de l’ANREP
Avignon, 27 mai 2005
Sur invitation du Dr Dominique Barbier

Cette notion est tout d’abord un paradoxe temporel en ce que le passé se trouve actif et présent dans l’actuel. La psychanalyse fonctionne sur ce postulat qui est le soubassement de la névrose de transfert, qui constitue la chair de la cure, c’est-à-dire non pas un instrument mais ce qui en conditionne et organise la vie, les affects et les possibilités évolutives sans quoi il n’y aurait aucun changement possible.
Mon hypothèse, partagée avec d’autres psychanalystes, c’est que les représentations mythiques ont quelque chose à nous apprendre sur cet archaïque. Par exemple, les représentations “typiques” dans la schizophrénie(le corps morcelé par exemple) rejoignent des mythes indigènes tels que les rapportent les anthropologues. Il ne s’agit surtout pas de faire du “primitivisme”, c’est à dire de céder à la naïveté qui verrait dans le discours psychotique une émanation directe de l’inconscient et des premières formes de la représentation ! Car la psychose est avant tout la réactualisation défensive d’un fonctionnement et non pas de contenus ou de traces. Pour comprendre ce fonctionnement, il faut de solides balises métapsychologiques. En l’occurrence, c’est la notion d’“Originaire” tel que défini par Piera Aulagnier qui me sert de repère mais cela n’est pas exclusif d’autres approches, kleinienne notamment.

Si en psychanalyse le processus de compréhension des faits psychiques, comme d’ailleurs celui de l’approche thérapeutique, passe par la reviviscence au présent d’un passé ignoré du sujet, on ne s’étonnera pas que les psychanalystes se heurtent de manière récurrente à la notion de mythe.
Choc plutôt que havre d’où découlerait le sens.
On conçoit qu’entre psychanalystes et mythologues, anthropologues en l’occurrence, le mythe ne puisse que se trouver en tension entre les deux si on considère avec Freud que les pulsions trouvent leur origine à la limite entre le psychisme et le somatique, nous sommes bien renvoyés pour les penser à un corps qui ne saurait être que celui d’un sujet vivant, car on ne peut parler de “corps social” que sous forme métaphorique.
L’origine des pulsions et des formations psychiques qui en découlent ne saurait être qu’individuelle, même il est dans le destin de ces pulsions de conduire les individus à la formation de groupes et à la transmission des représentations devenues collectives.
L’analyse des processus collectifs, et pourquoi pas celui de la création des mythes, peut donc se fonder sur les mêmes mécanismes psychiques que ceux qui concernent la psychologie individuelle tout simplement parce que ce sont les seuls auxquels nous ayons accès. Le groupe, en effet, peut modifier l’individu mais c’est toujours uniquement de ce dernier comme porteur d’un corps sexué que peut se produire du pulsionnel.

Comment dès lors cette approche pourrait-elle passer du singulier dont elle est issue au collectif d’un groupe humain qui, par définition, suppose plus d’un individu ?
Lorsque Karl Abraham écrit que les mythes contiennent les réminiscences de l’enfance d’une collectivité, il s’agit évidemment d’une métaphore pour désigner des temps historiques reculés et recouverts par l’amnésie. Mais lorsque Rank et Sachs écrivent que le mythe représente un fragment de la vie psychique infantile disparue, il est bien en apparence question de l’enfance. S’agit il de considérer que le temps n’aurait pas passé pour ces sociétés qui, composées d’éternels enfants, reproduiraient les mêmes fantasmes que désormais seuls les authentiques enfants des civilisations évoluées connaîtraient ?
Cette conception naïve et dépassée ne doit pas cependant occulter la richesse des rapprochements que l’on peut faire à cet égard entre les mythes indigènes adultes et les mythes magico-sexuels chez l’enfant.

QU’EST-CE QU’UN “MYTHE MAGICO-SEXUEL” ?

J’entends par là (1) une formation psychique antérieure à ce que Freud nomme les “théories sexuelles infantiles” mais répondant aux mêmes objectifs, soit donner un sens à l’origine, et, selon moi, également à la fin, soit à la naissance et à la mort. C’est vers l’âge de trois ans que commencent ces interrogations et que se forment les premières constructions pour y répondre.
Ce que j’entends par “mythes sexuels”, ce sont des intuitions ayant valeur de certitude, en dehors de toute démarche théorisante. Ces mythes ne s’expriment pas à la manière hypothético-déductive propre à la théorie, mais de façon quasi oraculaire, avec des mots magico-sexuels mystérieux. Les représentations plus organisées qui pourront en être issues ne rendront jamais qu’imparfaitement ces éclairs de certitude cependant aussitôt confrontés àla résurgence de l’énigme dont la résolution demeure toujours à effectuer.
Parlant du mythe, auquel il accorde une valeur de transcendance derrière les représentations toujours insuffisantes pour en rendre compte, Cassirer écrit : “La chose et la signification se confondent dans l’indifférence et se sont développées de concert en une unité immédiate, née du monde de la sensation passive” (2).
Cette “sensation passive” s’apparente à ce que j’appelle “le paradis perdu de l’évidence” (3), celui-là même qui s’est fêlé lorsque l’enfant a rencontré simultanément l’étrangeté et l’interrogation “qui suis-je ?”, dans les expériences de désarroi que je considère comme l’origine de toute pensée lorsqu’elle peut faire l’objet d’une maîtrise érotisée, ce que les philosophes ont désigné comme “l’étonnement”. C’est souvent la naissance d’un autre qui va offrir à l’enfant une formulation pour la question qui le concerne : “Où est-ce qu’il était celui-ci qui n’était pas là avant et que je souhaiterais renvoyer d’où il vient ?” et, plus généralement : “Où étais-je quand je n’étais pas là ?” et “Où serai-je quand je ne serai plus là ?”
La représentation de n’avoir pas toujours existé et de ne pas être assuré d’exister toujours, jointe à la découverte de la non-évidence du lien d’amour crée pour l’enfant un équivalent de castration dans le domaine de l’identité. C’est là qu’il faut voir le point de départ d’un besoin de causalité pour rétablir le sens qui s’est effondré.
Lorsque rien ne vient rendre l’angoisse insurmontable au point que la seule solution possible devienne l’inhibition de pensée sous toutes ses formes, le premier acte de la démarche de l’enfant consiste d’abord à passer du désarroi à la constitution d’une énigme. Celle-ci pourrait se résumer au savoir, au sens de la “sensation intellectuelle”, qu’il y a quelque chose de capital, de vital, qu’on ne sait pas, qu’il serait jouissif de savoir, même si cela peut être aussi interdit, voire dangereux. L’étape ultérieure est celle qui passera de la constitution de l’énigme à des tentatives de réponses par la construction de ce que je désigne comme les “mythes magico-sexuels”.
La recherche des mots dans le dictionnaire ou ailleurs va souvent constituer un terrain de chasse privilégié. Certaines formules de contes devenues incompréhensibles pour l’enfant parce que désuètes, auront un parfum excitant à la limite de l’obscénité. “Tirez la bobinette et la chevillette cherra”, paroles que dit la grand-mère depuis son lit au loup avant que celui-ci ne se précipite sur elle…
À toutes ces images ou ces mots que l’enfant trouve ou invente, va s’attacher ce qui fait la caractéristique du mythe, manière primitive pour la conscience d’organiser le monde, c’est-à-dire non pas tant un contenu que l’intensité avec laquelle il est vécu et la foi qu’on lui accorde au même titre que n’importe quel objet existant effectivement. Ce qui caractérise le mythe est l’absence d’une cause extérieure qu’il énonce car les faits sont leur propre cause. On est donc dans une coalescence de la causalité, laquelle requiert nécessairement deux termes distincts pour être pensée. On se trouve dans le registre de l’évidence, celle qui se résume dans l’assertion : “Ici, il y a”. L’absence d’auteur du mythe coupe court à toute lutte discursive et même à toute discursivité du même coup, car elle se perdrait dans un vide infini. Mais le mythe a-t-il besoin d’être collectif pour assumer cette étrange caractéristique d’être pour le sujet reçu comme une sorte d’illumination qui l’inonde pour peu qu’il se mette dans un état d’abandon réceptif ? Il me semble à l’inverse que cette caractéristique concerne non le contenu de pensée mais la disposition au sujet lui-même vis-à-vis d’un contenu de pensée, pour peu que celui-ci dispose d’une forme oraculaire propre à engendrer des effets de certitude.
Ce que je désigne comme “mythe magicosexuel” peut se limiter à une phrase, une formule, voire un seul mot. Il faut supposer que s’il a pu rester ainsi gravé dans la psyché de l’enfant et faire l’objet ensuite pour l’adulte d’un souvenir, voire d’une réminiscence accompagnée d’un vécu d’inquiétante étrangeté, c’est parce que s’y trouve condensé un fantasme qui a été ensuite refoulé. Le mot, la formule, l’image, comme un fragment de rêve, demeure isolé, absurde, mais lourd de sens. Toutefois, loin de figurer comme un intrus, ce noyau mythique fait l’objet d’une érotisation intense pour l’enfant, à la fois parce qu’il est porteur d’excitation sexuelle et parce qu’il confère le sentiment de puissance de posséder la chose en connaissant le mot qui la nomme.
C’est en cela que le mythe est à la fois magique et sexuel. Magique car il a le pouvoir particulier d’évoquer une sensation et en cela se rapproche de l’onomatopée. On sait que les petits enfants ne traitent jamais le langage comme une chose abstraite, mais ont une préférence quasi gustative pour certains mots qui leur paraissent agréables à prononcer et qu’ils dotent de qualités formelles, de couleur, de goût, etc. Pour l’enfant, les mots magiques lui permettent d’atteindre la certitude qui est propre au vécu de la sensation, dans une sorte d’évidence hallucinatoire. Ces mots seront utilisés par lui pour maîtriser magiquement l’angoisse, grâce à la répétition des formules. Lorsque ce mode de pensée archaïque sera dépassé, il fera retour éventuellement avec une sensation d’inquiétante étrangeté. Pourquoi ces mots magiques sont-ils sexuels ?
Parce qu’ils portent sur ce qui fait par excellence l’objet d’un “besoin de savoir”,
soit les énigmes de la vie et de la mort, de la naissance, de l’origine et de l’issue de la vie, donc sur la vie sexuelle adulte productrice de bébés, mais aussi parce que leur critère de vérité est l’excitation sexuelle de l’enfant lorsqu’il y pense.

MYTHOLOGIES INDIGÈNES ET MYTHES MAGICO-SEXUELS

Je tenterai donc dans ce qui suit cette“mise en écho” annoncée plus haut entre quelques éléments extraits de textes ethnologiques et l’approche psychanalytique que je propose.

Des organes énigmatiques qui emplissent le monde.

Contrairement aux représentations auxquelles nous a habitués la mythologie gréco-latine, les groupes ethniques analysés dans les textes auxquels je me réfère nous mettent en présence d’une personnification des organes avec laquelle nous nous sentons, en tant que psychanalystes, à la fois familiers et quelque peu perplexes.
Il serait certes plus facile de rechercher des concordances chez des auteurs qui ont contribué à ouvrir la voie à la psychanalyse des bébés et/ou des psychotiques comme Victor Tausk ou Mélanie Klein. Selon cette dernière, le “bon sein” et le “mauvais sein” (4) constituent pour le bébé des objets partiels qu’il dote d’intentions à son égard et auxquels il fait subir toutes sortes de traitements divers.
De même le pénis du père n’apparaît pas vraiment joint à ce personnage puisqu’il peut s’en dissocier, agir pour son compte, être volé par le sein et, selon l’humeur du bébé, être perçu comme attaquant le sein ou s’unissant de manière harmonieuse avec lui. Quant à la description magistrale que fait Tausk de “l’appareil à influencer” (5) chez les schizophrènes, elle nous montre comment le malade projette les différentes parties de son corps dans le monde extérieur tout en faisant de son corps entier un organe génital. Toutefois, la forme demeure avec l’assemblage machinique, marque de la contrainte subjective vécue par le patient.
Mais mon propos étant davantage de confronter que de chercher des rapprochements quel qu’en soit l’intérêt, ce n’est pas seulement vers ces auteurs que je me dirigerai. Un bref rappel de ce que je désigne dans ces mythologies est nécessaire et je le résumerai en propositions successives qui concernent le thème de l’“organe”.

L’organe est une personne démesurée qui se confond avec le cosmos.

Ce premier élément est de nature topique, il se répète presque à l’identique d’une mythologie à l’autre. Il rejoint à certains égards les descriptions de la théogonie hésiodique ce qui n’est pas étonnant puisqu’il s’agit de donner un lieu à l’origine. Mais, comme je le montrerai plus loin, là où les Muses, par la voix du poète, désignent une béance, un abîme inengendré d’où vont naître les contraires, semblables mais opposés comme la Nuit et le Jour, les mythes auxquels je vais me référer ici situent à l’origine un corps fortement génitalisé au point de se résumer à l’organe sexuel.
Patrice Bidou (6) ainsi nous apprend que : “Dans des sociétés d’Amazonie, d’Austronésie et de Papouasie Nouvelle-Guinée, les mythes ont pour premières images des personnages dotés d’organes sexuels gigantesques derrière lesquels disparaît leur propre corps” (p. 1). On est ici très proche de la représentation de la “machine à influencer” puisque c’est le corps tout entier qui est génitalisé. Dans le temps primordial, nous dit l’auteur, il n’y a pas d’écart entre le corps du héros et son pénis et, de plus, l’univers est coextensif à l’organe, ce qui explique pourquoi il n’y a pas de temps non plus. On a ici une image du “sol de l’évidence” (7), c’est-à-dire un état d’immédiateté où il n’y a pas encore de délimitation entre l’interne et l’externe ni de corps séparant des personnes individuelles. Ceci n’est pas loin de ce qui nous est décrit comme : “Une époque où l’organe seul, immense, étendu à tout l’espace, n’en faisait qu’à sa tête comme on dit, ne répondait qu’à ses seuls échauffements et appétits, entièrement engagé dans la poursuite de sa satisfaction d’organe” (ibid. p. 2).

Les organes ont une vie autonome et peuvent se substituer les uns aux autres.

Cet aspect est de nature dynamique. Il ne s’agit plus de considérer l’extension topique mais les variations à la fois sous la forme des mutations et sous celle des déplacements. Les descriptions que donne Patrice Bidou de ces organes qui profitent du sommeil de leurs propriétaires pour se détacher et partir à l’aventure sont une parfaite illustration de la manière dont un sujet peut vivre les manifestations de son inconscient en particulier dans le domaine du désir sexuel qui échappe à sa volonté et parfois à ses anticipations.
Comme il l’écrit : “Les mythes sont des variations sur la perte d’autonomie des organes” (op. cit. p. 10) dans la mesure où ils en racontent plaisamment les orgueilleuses mésaventures. Certains parviennent à leur fin et jouissent sans frein, d’autres subissent des échecs cuisants et réintègrent penauds le corps de leur propriétaire.

L’excitation de l’organe se confond avec l’énergie cosmique et produit l’illumination du sens

Je verrai dans cet aspect la dimension économique du processus dans la mesure où c’est à partir d’un certain degré d’intensité que le sens surgit. On peut considérer sans trop s’avancer que le but de ces mythologies, comme d’ailleurs celui de nos productions de pensée en général, est de parvenir à réduire l’énigme, à mettre de la lumière dans l’obscur parce qu’il est générateur d’angoisse, et plus généralement à comprendre et à influer sur le monde et les événements.
Jacques Galinier montre comment la production de souillure et la verve anale et scatologique qui l’accompagne sont aussi ce qui commande l’accès au savoir sur le monde. L’homme maculé d’immondices est aussi porteur des mots qui viennent de “l’espace du bas là où s’exprime un discours de vérité” (op. cit. p. 5), c’est-à-dire“une ontologie existentielle car congruente à un dévoilement du monde… Vérité conçue comme coupure intervenant au moment de l’orgasme, la vision claire, c’est à-dire le passage par le vagin denté” (ibid.).
Pour comprendre et connaître, il faut risquer : les mythes et les légendes sous quelque latitude que ce soit nous le disent. Alors de quelle connaissance est-il question sinon celle à laquelle toutes les autres s’ordonnent, celles de la mort et de la naissance ?
C’est donc à partir des “théories” et des“mythes” sexuels de l’enfance que je me propose de poursuivre cette mise en écho d’un matériel ethnologique brièvement évoqué avec ce que la psychanalyse nous apprend.

COMMENT LA PENSÉE DES ENFANTS SUR LE SEXUEL REJOINT-ELLE LES MYTHES ?

“La connaissance des théories sexuelles infantiles, des formes qu’elles prennent dans la pensée des enfants, peut être intéressante de différents points de vue, et, de façon surprenante aussi pour la compréhension des mythes et des contes.” (8)
Cette remarque de Freud, dans l’article sur“Les théories sexuelles infantiles”, peut être mise au compte des nombreuses occurrences où il rapproche la pensée du primitif et celle de l’enfant ou encore, rappelle que le terreau d’où jaillissent les oeuvres de la culture est le même que celui d’où naissent les symptômes. On peut aussi prendre cette remarque sous un angle différent et s’interroger sur la parenté entre ces théories et les mythes, voire les contes, si on prend ceux-ci comme une forme dérivée des précédents.
Il s’agit donc de théories particulières,antérieures en quelque sorte à la rupture épistémologique qui les constituera comme telles, les situant plus dans le monde de l’imaginaire que dans celui de la pensée raisonnante avec ses normes spécifiques.
Revenons aux mythes magico-sexuels.
Ils s’intègrent dans cette série dans la mesure où là aussi une représentation, un mot, une formule figure en lieu et place où il y avait avant de l’énigmatique, voire du traumatique. De quelle action magique s’agit-il ? Non pas, comme pour le primitif selon Freud, celle qui répond au besoin de dominer les hommes, les animaux et les choses, mais, contrairement à ce qu’il affirme (9), c’est d’une action issue du besoin spéculatif, de la soif de savoir pour ne pas être submergé par l’inconnu angoissant, qu’il est ici question.
Les mythes sexuels infantiles infiltrent de même les jeux des enfants : jeux de la conception (le papa et la maman), jeux de naissance (jouer au docteur) et surtout, jeux de la mort mimés par le sommeil.
L’expression “surestimation de la pensée”(10) gauchit ce dont il est ici question car l’enfant ne surestime nullement sa pensée, il lui demande de lui offrir les plaisirs et les réponses que la réalité ne lui donne pas, service qu’elle est heureusement apte à fournir. L’action magique dans les mythes magico-sexuels et les jeux qui les accompagnent est d’une autre nature. Il y a magie parce que les enfants tentent de reproduire ce que font les parents dans l’acte sexuel, acte auquel pour eux se rattachent les mystères de la vie et de la mort. L’enfant ne croit pas agir directement sur le monde, il joue, au sens cette fois de l’action théâtrale, un personnage dont il reconstitue le texte à partir de ses fantasmes, les bribes de choses entendues ou devinées. Mais il est alors dans l’équivalent d’une fantaisie diurne, c’est-à-dire que les contenus représentatifs renvoient à des situations possiblement réalisables, réalisées de fait pour d’autres à la place desquels le fantasmant désire s’installer.
Si nous nous replaçons dans la situation de jeu où l’enfant évoque seul ou avec des compagnons ses mythes sexuels, on peut ainsi comprendre en quoi ils participent de la pensée magique.
Freud d’ailleurs l’indique brièvement lorsqu’il note, au sujet des Aïnos japonais qui provoquent la pluie en faisant tomber de l’eau dans un grand tamis, qu’ils semblent“jouer à la pluie” (Totem et Tabou, p. 95). Toutefois, l’enfant ne cherche pas ici (11) à provoquer dans la réalité la naissance ou la mort, ce en quoi il ne s’agit pas, contrairement à ce que dit Freud, d’un “besoin pratique” mais d’un “besoin spéculatif”. Il se donne à voir et à entendre, au sens de la compréhension mais aussi de l’ouïe, car il parle tout seul dans ces cas-là, les mots et les gestes qui imitent selon lui le mystère de la vie et de la mort.

Car, avant l’Archaïque, il y a l’Informe et c’est vers cette notion que je voudrais maintenant me tourner.

DE L’ARCHAÏQUE À L’INFORME

Il est de la nature même de l’informe d’être hors d’atteinte des mots et de ne se laisser approcher que par défaut. Pourtant notre besoin d’origine est tel qu’il nous faut trouver une origine de l’origine, une butée au-delà de laquelle il n’y aurait plus rien à chercher.
Je tenterai ici de dire en quoi elle n’est pas un point d’arrêt, un mur stable sur lequel la pensée pourrait s’étayer et se lancer dans sa quête infinie, mais ressemble plutôt à un vide où celle-ci risque d’être happée, attirée, fascinée.
Dès lors l’informe peut aussi apparaître comme ce contre quoi se défend l’archaïque dans sa raideur sublime et dramatique. L’approche d’un objet aussi fuyant nécessite de croiser des approches diverses et de voir si elles sont complémentaires.
Je ferais d’abord appel à la mythologie, à l’art du modelage et de la sculpture, la philosophie enfin pour repérer quelle place occupe la référence à l’informe vis-à-vis de l’archaïque.
J’envisagerai dans un second temps comment cette notion a cours dans le domaine de la psychanalyse et ce qu’elle permet d’éclairer des processus psychiques en reprenant cette dialectique de l’informe et de l’archaïque dans la manière dont l’enfant rencontre la question métaphysique de l’origine et de la fin et les réponses qu’il tente de former en termes de “mythes magico-sexuels”.

Le modèle mythologique de l’informe

Les mythes grecs cherchent à répondre à l’insaisissable question de l’Origine en personnifiant comme “Chaos” un Vide primordial antérieur à l’existence du monde.
Comment naît le chaos ? Question impertinente car, comme il est d’usage dans les mythes, sa naissance est seulement un fait annoncé, une évidence d’où le reste doit partir : “Donc avant tout, fut Abîme, puis Terre aux larges flancs, assise sûre à jamais offerte à tous les vivants, à tous les immortels […]” (12). Le chaos est donc donné comme origine absolue, incréée, et il génère par scissiparité et non par “union d’amour” Érèbe, c’est-à-dire l’Enfer et la noire Nuit.
La nuit de la mort, celle des ténèbres infernales et celle qui préside au sommeil sont donc issues toutes deux du chaos. Comme l’a montré Clémence Ramnoux (13), les enfants de la Nuit, celle-ci fille du Chaos, constituent une race à part. Toutefois, davantage qu’à une généalogie, on a affaire à deux types de génération, l’une par scissiparité ou clonage, l’autre par union incestueuse mais féconde. C’est l’inceste frère/soeur entre Érèbe et Nuit qui va donner naissance à Éther et Lumière du Jour, bien peu ressemblants à leurs parents. Quant à la Terre, qui n’est pas plus engendrée que l’Abîme, elle donne naissance par scissiparité à “un être égal à elle-même capable de la couvrir tout entière”, le Ciel étoilé qui, comme elle, va offrir une assise stable mais pour les dieux bienheureux.
De la même manière vont naître les montagnes et la “mer inféconde aux furieux gonflements”.
En revanche c’est de l’inceste mère/fils, c’est-à-dire de l’union amoureuse entre la Terre et le Ciel que va naître l’Océan, les dieux et déesses qui le peuplent ainsi que Chronos qui fit à son père Ouranos le destin que l’on sait. Toutes ces naissances, qu’elles se produisent d’une manière ou d’une autre, ont pour fonction de multiplier les existants et de les séparer, en bref de mettre de l’ordre et du classement par dualités opposées.
La vie est donc liée à cette multiplication de formes qui s’organisent dans la monade originaire du Chaos. Si l’on considère que celui-ci ne se divise qu’en produisant de la mort ou de la nuit, on a une idée de ce que le mythe met à l’origine. Freud y reviendra en plaçant la mort antérieurement à la vie et en ne faisant de celle-ci qu’un détour pour finir par y reconduire.
La loi qui régit ces phénomènes est donc la transformation. C’est à cause d’elle que le Chaos originel n’a pas pu demeurer tel et qu’il lui a fallu engendrer et donc entrer dans un cycle mouvant. Certes, cette généalogie ne peut se comprendre que dans le sens d’une remontée vers l’amont à partir des existants qui constituent des données dont la pensée chercherait à rendre compte. Mais pourquoi le Chaos n’aurait-il pas pu indéfiniment rouler sur le lui même sans jamais sortir de l’informe ?
Le mythe qui veut qu’Ouranos ait empêché ses nombreux enfants de naître en les repoussant au sein de la Terre par une union sexuelle continue dit bien ce fantasme d’empêcher le mouvement de la génération, crime suprême dont Ouranos sera puni dans cette histoire où ce n’est pas le père qui châtre l’enfant mais l’inverse, situation que Freud, pourtant féru de culture grecque “oublie” au bénéfice du mythe d’Atkinson, lequel ne dit finalement d’ailleurs que la même chose.
On trouve chez Platon une autre entité qui préside à l’avènement des formes, différente du couple formé par le Démiurge et les Formes. C’est l’hypothèse de la Chôra.
Qu’est-ce que la Chôra ? (14) Une entité vide qu’on ne peut saisir qu’in abstentia, milieu primitif où s’ébauchent les images des formes que l’on retrouve dans le monde sensible. Il s’agirait de se représenter cette présence ombreuse, aussi bien dans la relation entre le modèle “intelligible”, l’Idée, et sa copie dans le monde visible, que dans la relation qui unit le père et la mère. Dans ce dernier cas, la Chôra serait intérieure au couple sexuel alors qu’elle serait extérieure au couple intelligible/sensible n’étant ni l’un ni l’autre. On pourrait dire que la Chôra serait à la limite concevable comme une sorte de parent combiné, scène primitive informe tandis que les catégories de l’intelligible et du sensible s’en seraient déjà échappées. Aussi l’assimilation de la Chôra à une mère ou à une nourrice semble à la fois satisfaisante et trop facile.
Il ne faut pas s’y laisser entraîner : “Amorphe [le mot est lâché], la Chôra est l’indifférence même à tout ce qu’elle reçoit ce qui la confine en quelque sorte au plus bas degré de l’essence” (p. 199). On pourrait donc définir la Chôra, proche de l’idée de la matière, comme un “porte-empreinte”, c’est-à-dire une matière souple et molle, comme la glaise sur laquelle travaille le potier, et on sait combien l’image du potier est celle qui revient constamment dans les mythes de la Création lorsqu’il s’agit de désigner le Démiurge.
L’informe est donc bien un nom aussi banal qu’énigmatique car il renvoie à ce vers quoi tout aspire comme à sa finalité ultime. Pourtant, l’informe n’est pas nécessairement porteur de la forme, il peut tout autant la refouler et l’étouffer.
Mais, ce qui va l’empêcher de perdurer à l’identique, c’est qu’il est habité par une exigence de mouvement. On pense à une pâte visqueuse qui coule, glisse, adopte tantôt une forme, tantôt une autre et qui n’est pas pourtant pas “informe” mais dont la forme est instable, limitée à celle d’un instant et dont elle s’échappe vers une autre, lorsqu’on croit à peine la saisir.
Par là s’impose l’impossibilité de penser cette image du Chaos qui est par définition unique alors que le propre du visqueux est au contraire la multiplicité potentielle des formes.
L’informe serait à la fois la Chôra animée par ce mouvement et ce mouvement lui même.

L’informe éclairé par la sculpture (15)

Si l’on se réfère à l’étymologie du mot“sculptura”, qui renvoie au mot “scalpo” qui signifie d’abord gratter, puis sous la forme “sculpo”, “tailler, inciser”, on voit comment la trace ne s’inscrit que progressivement sur le bloc ou la masse afin d’y imprimer une forme. Celle-ci ne méritera d’ailleurs ce terme qu’à partir du moment où c’est la masse dans son ensemble tridimensionnel qui aura été ainsi modifiée.
D’où l’idée que le matériau brut subit mais guide aussi par sa texture, voire les irrégularités imprévisibles qu’il comporte, l’acte du bon artisan qui ne crée pas “ex nihilo”, mais en osmose, en connivence avec la matière. La résistance du matériau entre donc dans une relation dialectique avec le projet de l’artiste : elle lui répondent lui manifestant sa vie indépendante et le contraint à sortir de l’isolement d’un projet préconçu et de ce fait artificiel.
On pourrait en dire autant de la relation entre l’analyste et l’analysant, et même probablement de toute relation duelle.
Dans ce fantasme de rencontre avec l’imprévu du vivant, on est loin de l’image d’un informe absolument modelable au gré de la toute-puissance de l’auteur.
Il faut rappeler l’étonnante évolution de la représentation de la sculpture du corps humain depuis le néolithique, qui représente schématiquement la forme humaine par un galet plat, puis commence à entailler les côtés donnant au corps la forme d’un violon puis, petit à petit,
entaille, incise pour marquer les détails anatomiques, bras fléchis aux coudes et ramenés contre l’estomac comme s’ils ne pouvaient pas encore se détacher du bloc.
Les idoles cycladiques, qui nous émeuvent par leur pureté et l’abstraction qui les caractérisent, n’ont pas les pieds posés à plat sur le sol mais soulevés à la verticale, ce qui indique qu’il s’agit en fait de gisants.
Que la représentation du corps dans les différentes statuettes “ex-voto” ait quelque chose à voir avec la mort n’est pas surprenant : qu’est-ce qui en effet serait plus propre à engendrer le désir de reconstituer la forme d’un vivant que le désolant spectacle du pourrissement du cadavre, son retour à l’informe si l’on excepte la structure du squelette ? Deux techniques offrent leur secours : celle de la sculpture qui va travailler sur un bloc dur et celle du modelage qui utilise la glaise, le limon, souple et malléable, susceptible d’être durci après coup par cuisson. L’évolution de la statuaire archaïque en Grèce depuis la phase “archaïque” entre le VIe et le Ve siècle avant J.-C. nous montre tout d’abord les “kouroï”, statues de jeunes gens intégralement nus dont la jambe gauche légèrement en avant donne l’impression qu’ils vont se mettre à marcher. Les “Korès” en constituent la version féminine à ceci près qu’elles sont vêtues d’un savant drapé. Or il apparaît ici que la taille du marbre est directement dépendante non seulement des matériaux mais de l’outil qui produit des rainures, ce qui précise l’image du “pervia di levare” : il ne s’agit pas d’attaquer l’informe, mais de lui enlever un surplus comme on taille un crayon. La forme jaillit alors du bloc, étrange événement dont un Rodin saura conserver la trace.
Plus intéressant encore, la forme initiale du bloc de marbre était choisie à l’époque archaïque en fonction du sexe de la statue à produire : un parallélogramme rectangle pour les “kouro” et un cylindre pour les“Korès”. Comme cette préforme ne se trouve pas dans la nature, on se prend à rêver du choix du tailleur de pierre dans la carrière qui donne le coup d’envoi à cette sexuation du marbre…
En quoi ces statues sont-elles dites archaïques ? Essentiellement, à cause de leur raideur, et la fin de l’archaïs meconnaîtra le modelé du muscle, mais aussi le gracieux déhanchement propre à l’oeuvre de Praxitèle. Pourtant on aurait tort de considérer que les statues de “kouroï” sont immobiles, elles témoignent au contraire de la constante préoccupation du sculpteur “archaïque” d’inscrire dans le marbre tant par le volume que par le trait graphique, non seulement les contours du corps anatomique, tête, torse, bras et jambes, mais aussi la tension musculaire. C’est donc par le mouvement que la forme sort de l’informe du marbre et s’affirme au fur et à mesure de l’évolution de l’art des sculpteurs qui fait jaillir du bloc de marbre mort et froid une figure vivante et chaude.
Nous sommes ramenés à ce à quoi la notion de Chôra nous avait conduits : l’informe contient en lui la potentialité du mouvement et de ce fait, tour à tour, se fait béance ou plénitude déferlante.

Une vignette clinique me permettra de poursuivre mon propos, qui, vous l’avez compris, tourne autour de quelque chose qui résiste non seulement à la forme mais aussi à la nomination.

Les “matières foetales”

Une analysante rêve d’un tas de chiffon puis d’un magma blanchâtre qui lui évoque un cloaque où s’agitent vaguement des gros vers… je lui formule, en lien avec ses préoccupations du moment, le signifiant “matières foetales” lui-même issu d’une croyance que m’avait rapportée une autre patiente adolescente selon laquelle les pertes vaginales dont elle trouvait la trace dans son slip étaient cette matière informe porteuse des bébés qu’elle aurait pu faire, comme l’équivalent d’un condensé de spermatozoïdes… (16)
Ici, l’informe est lourd des potentialités dont il pourrait accoucher si quelque destin ne s’y était opposé, renvoyant la vie au chaos des origines. La notion d’informe, issue comme je l’ai dit plus haut de la philosophie et de la mythologie grecques sous le terme de “Chaos”, appartient aussi à la phénoménologie avec l’idée d’un transcendantal d’une forme qui ne se rencontre pas dans le monde extérieur, mais qui a pourtant valeur de “prototype” ou d’origine.
Quel est son intérêt pour les cliniciens ?
L’intérêt de la notion d’informe est aussi de désigner un objectif au travail de régression de l’analyste, qui doit aller aussi loin et profondément que possible, jusqu’au matériau primitif de la vie psychique. Ceci est nécessaire pour permettre à l’analysant d’avoir accès en confiance à ce que sa vie psychique peut avoir de plus angoissant. Un aspect de la définition de l’informe pourrait être le mouvement par lequel l’analyste perçoit et construit les formes de la régression. L’informe construit par l’analyste est aussi un informe qu’il trouve au bout de l’opération :
c’est un matériau psychique et non un matériel au sens où l’on parle du matériel clinique. Matière, “materia”, “mater”,ce dont quelque chose est fait et qui équivaut à sa part maternelle… Nous revenons ici aux “matières foetales” évoquées ci-dessus.
Dans la situation analytique, c’est le vécu d’inquiétante étrangeté qui signale qu’on s’en est rapproché. Par là, on peut aborder de manière moins descriptive, moins affective, cette notion de l’informe. Car il ne s’agit pas de ce qui aurait perdu sa forme, mais de l’envers des choses, soit de la manière primitive dont, enfants, nous les avons représentées et nommées. L’informe serait alors le mouvement même, et son résultat qui caractérise l’action du langage le contact violent entre le signifiant et le signifié. Nous voilà ramenés à ces termes qui génèrent l’informe sans pour autant se confondre avec lui : la chair, la matérialité.
Dans ce contexte, l’informe n’est plus seulement substrat, matrice de forme, mais mouvement, tel que le montre l’enfant formant ses mythes sexuels où une représentation se transforme en une autre à la manière de l’action magique. Informe n’est donc pas privé de forme, mais déformable, mouvant, inassignable parce que se prêtant aux caprices de la sensation, du plaisir à représenter. On pense ici aussi aux dessins d’enfants tels qu’ils génèrent à la fois de manière mutante une porte de maison qui est une bouche, d’où sort une langue qui est un chemin qui conduit à la porte mais aussi un pénis serpent…
Cette mouvance est ce vers quoi tend la notion d’informe plus qu’elle ne l’enserre dans une définition. Car la notion d’informe constitue une point limite qui échappe en permanence au moment même où l’émergence d’une remémoration nous donne son contenu comme évident. À quoi renvoient ces mots si on les replace dans la relation générale qui unit l’image de chose à l’image de mot ? Le passage de l’une à l’autre se situe ici de manière particulière parce qu’il ne s’agit pas de “choses” au sens d’objets du monde extérieur, mais de sensations corporelles. Dans la mesure où ces sensations peuvent être causées par le contact entre un objet et une zone du corps, il va de soi que la distinction ne peut, ni ne doit être établie clairement. On aura affaire à quelque chose qui se rapproche de ce que Piera Aulagnier nomme l’“objet-zone complémentaire” dans sa coalescence indissociable.
C’est pourquoi le mythe est raide et dépouillé comme une statue archaïque qui ne conserve que l’essentiel de la forme. Il surnage du chaos informe des certitudes originaires et sa rigidité tient au fait que s’il se déformait, s’assouplissait, il perdrait quelque chose de son essence.
Aussi, plus qu’un scénario à la manière du fantasme, c’est d’images dont il s’agit, images fortes, mystérieuses qui ultérieurement pourront se déplier en scénario, voire être le point de départ de narrations, mais qui au départ se limitent à une image, voire à un mot. En fait, toute notion d’intentionnalité semble absente de ces mythes qui sont donnés comme des éléments bruts à partir desquels, en revanche, des fantasmes peuvent être construits et même narrés. Leur modalité topique se rapproche de ce que Piera Aulagnier a défini comme le tout premier mode représentatif, soit le pictogramme.
Rappelons brièvement que le pictogramme, comme son nom donne à penser, est une image très limitée, circonscrite en fait à représenter l’affect de plaisir ou déplaisir qui s’attache à la jonction d’une zone érogène et d’un objet. La particularité de cette image est précisément son unicité puisque entre l’objet et la zone il y a une complémentarité telle qu’il s’agit d’une entité unique et indissociable, soudée dans une relation d’identité et de spécularisation réciproque. Dans ce cas, l’altérité est conjointement reconnue et niée.
Cette particularité fait que le mauvais objet frustrant et cause de souffrance est aussi indissociablement une mauvaise zone érogène, un “mauvais sein” étant à la fois une “mauvaise bouche” et inversement. Le pictogramme, insaisissable en tant que tel, se manifeste par sa transformation en“engramme pictographique”, trace qui va être remaniée par le fantasme et notamment le fantasme de scène primitive : “La représentation pictographique, que le primaire transformera en une scène primitive, métabolise le couple parental dans la représentation de deux parties qui ne peuvent exister que sous une forme indissociée : prise-en-soi ou rejet de l’une par l’autre, sans qu’il puisse y avoir une quelconque préséance” (17).
L’autre corps avec lequel la mère est en relation, négligeant pour cela momentanément le bébé, constitue pour ce dernier un tout indissocié, au moins dans le temps de leur rencontre.
La découverte que fait alors le bébé, c’est que sa mère, son prolongement naturel, peut s’unir momentanément ou être dans une relation de rejet voire de violence avec cet autre. Découverte rendue possible parle fait que cette scène reprend ce que le bébé connaît de son propre fonctionnement, c’est-à-dire le “prendre-en-soi/rejeter”. Cette théorie de la représentation a l’avantage de faire se succéder les étapes dans une concaténation où l’élément nouveau n’est pas juxtaposé au précédent mais lui est en partie emprunté.
Quel lien peut-on établir entre l’“engramme pictographique” et ce que je définis comme “mythe magico-sexuel” ? Il va de soi que cet engramme précède le mythe et donc l’organise mais il est loin d’en épuiser les contenus. Car ceux-ci, s’ils sont communs sur le plan formel parce qu’ils renvoient à des expériences corporelles liées aux diverses zones érogènes et pas seulement à la zone orale, sont aussi particuliers, voire singuliers, parce qu’ils appartiennent à l’histoire individuelle du sujet et aux signifiants qui la jalonnent.
Par exemple, si une patiente pouvait se souvenir de s’être représentée la production des bébés et donc aussi bien sa propre origine, comme issue d’une “mousse blanche” produite par un sexe masculin, ce n’était pas seulement en fonction de la qualité matérielle fascinante pour elle de la mousse à raser, légère et aérienne en même temps qu’extensible, mais aussi parce que c’est parce que de mystérieuses paroles de son père concernant le masculin et le féminin s’y rattachaient, comme : “Tu as bien de la chance d’être une fille parce que tu n’auras jamais besoin de te raser”.
Le mythe magico-sexuel est ponctuel et surtout matériel, qu’il s’agisse de matières issues du corps propre (urine, fèces, salive, etc.) ou de matières de la nature.
Les unes peuvent d’ailleurs rejoindre les autres et, ce faisant, rencontrer les mythes de la mythologie collective. Si on reprend le signifiant de la “mousse blanche”, on se souviendra qu’elle est supposée chez Hésiode avoir donné naissance à Aphrodite, faite de l’écume de la mer, elle-même issue du sperme d’Ouranos, châtré par Chronos, qui a lancé dans la mer les testicules de son père. Il n’est pas pour autant nécessaire de faire appel à une transmission de traces phylogénétiques ou à un archétype pour rendre compte de tels rapprochements.
L’expérience corporelle, la rencontre avec la matière est en soi fascinante et porteuse de rêveries et d’images qui transcendent le temps et les singularités individuelles, et se répètent à l’identique, ou presque, parce que les conditions de l’expérience sont à peu près les mêmes etque l’écume des vagues n’a pas changé depuis Hésiode.
C’est en cela que le “mythe magicosexuel” relève du domaine de la logique mythique où les entités matérielles sont personnalisées et où la pensée qui s’en saisit rend compte simultanément pour elle-même de faits individuels et privés.
Sans être explicatif, le mythe magicosexuel dit les mystères à sa manière obscure et parfois absurde. Car ce dont il lui faut rendre compte est à la fois obscur et évident, comme les sensations sexuelles qui en accompagnent la représentation.

La forme archaïque du mythe est donc la survivance d’une chair sans contours qu’on ne dira “informe” que parce que nous nous en sommes définitivement et irrémédiablement détachés.
L’archaïque pourrait donc être défini comme l’incarnation de survivances, répétition et actualisation d’un vécu fossile. J’en donnerai un exemple avec ce rêve d’une femme qui n’est pas psychotique et qui me le rapporte en séance avec un grand trouble. Ce rêve est un exemple de vécu archaïque et, en l’occurrence, de l’incapacité cruelle à la perception de l’autre du narcissisme originaire.
J’avais dans mon assiette un poisson particulièrement appétissant et bien doré, une sole grillée je crois… J’en prélevais délicatement les premiers filets et les dégustais avec délices. Puis j’entrepris de creuser l’œil avec ma petite cuiller et c’est alors qu’à mon horreur indicible, le poisson se mit à bouger : il était vivant dans mon assiette !
J’étais pétrifiée par le sentiment d’une culpabilité sans nom de ne pas m’en être rendu compte avant.

Ce rêve enfantin et terrible condense le paradoxe de la pulsion cruelle qui n’est ni le désir d’infliger de la souffrance ni celui d’en jouir mais proprement l’ignorance de l’altérité sensible de l’autre qui n’est perçu que comme une proie.
Aussi, contrairement au sadisme, la cruauté a-t-elle d’abord une dimension archaïque qui se confond avec la pulsion elle-même. La cruauté ne se révèle telle que lorsque la motion pulsionnelle dans sa nature autarcique est prise à revers parla révélation a posteriori que lui renvoie son objet lorsqu’il lui montre qu’il est vivant, sensible, mutilable, parfois de manière irréversible. Ce vécu est élaboré en une forme onirique tout à fait acceptable et remémorable, la preuve c’est qu’elle le rapporte en séance.
Mais chez d’autres patients, le même vécu semble inapte au mot et même à l’image.
Il se somatise ou se vit comme une angoisse indicible dont seul l’acte auto ou hétéro-agressif pourra délivrer le sujet.
Pouvoir en constituer une forme, même très limitée, épurée, condensée dans des images ou des mots va donner à ce vécu des destins divers. Il pourra aussi bien se répéter à l’identique dans des expériences oniriques parfois dans la sensation de l’inquiétante étrangeté, que de s’élaborer en mythe. Ce dernier à son tour sera le point de départ de formations qui pourront soit se contenter de le répéter dans la raideur des préjugés ou des convictions dogmatiques, soit, en l’interrogeant à l’infini, en faire une matière féconde de théories qui seront cependant toujours insuffisantes pour en rejoindre l’aveuglante clarté.
L’informe d’où nous sommes partis serait donc, non pas la matrice de l’archaïque, car cela impliquerait déjà de penser une forme, mais sa chair sensible et érogène telle que, du point de vue de la pensée, elle s’exprime dans l’indicible sensation intellectuelle de la certitude propre à l’évidence.
L’“Archaïque” serait le nom global que nous attribuons de manière nécessairement impropre et limitée à ces formes qui font retour dans le discours du patient, dans ses rêves, dans les images de son angoisse lorsqu’il arrive à les dire, mais aussi dans tout un trésor de culture que nous partageons, depuis les mythes et les contes jusqu’à des formes artistiques diverses. Mais, nous entrons là dans un tout autre questionnement qui est celui de la sublimation et c’est donc là que j’arrêterai, sans le conclure, mon propos…

NOTES ET RÉFÉRENCES

1. Mijolla-Mellor (de) S. Le besoin de savoir (théories et mythes magico-sexuels dans l‘enfance). Paris, Dunod, 2002 ; 231 p.
2. Cassirer E. Philosophie des formes symboliques. Tome II, La pensée mythique, trad. fr. J. Lacost, Minuit, Paris, 1925 : 53.
3. Mijolla-Mellor (de) S. Le Plaisir de pensée. Paris, PUF, 1992.
4 Klein M. “Envie et gratitude” (1957). In Envie et gratitude et autres essais, Paris,Gallimard, 1968 : 13-93.
5. Tausk V. “De la genèse de l’appareil à influencer au cours de la schizophrénie” (1919). In OEuvres psychanalytiques, Paris, Payot, 1976 : 177-218.
6.“Le temps des organes”,communication au séminaire Sainte-Anne le 29 mars 2004. Je citerai selon le document dactylographié que m’a aimablement communiqué l’auteur.
7. Mijolla-Mellor (de) S. Le Plaisir de pensée. Paris, PUF, 1992 : 9-75.
8. Freud S., 1908c : p. 16.
9. “Disons, écrit Freud, qu’il serait erroné de croire que les hommes aient été poussés à la création de leurs premiers systèmes cosmiques par la seule curiosité spéculative, par la seule soif de savoir. Le besoin pratique de soumettre le monde a dû jouer un rôle dans ces efforts” (Totem et Tabou [1912-13], Paris, Payot (PBP), 1973 : 92). J’ai commenté dans Le besoin de savoir (op. cit.),à propos des théories sexuelles, cette notion de “besoin pratique” que Freud oppose à un besoin qui serait purement spéculatif.
10. Il ne s’agit pas de la croyance démesurée en la justesse de ses affirmations comme on trouve chez le névrosé obsessionnel qui veut toujours avoir raison mais d’un surinvestissement de l’acte de pensée qui possède alors le pouvoir de créer de la réalité.
11. Il peut le faire par ailleurs mais alors il ne joue plus. J’ai proposé de voir dans la récurrence des actes de cruauté dans l’enfance envers les petits animaux (dissection et surtout vivissection) chez ceux qui deviendront meurtriers à l’adolescence ou à l’âge adulte, l’exercice d’une pulsion de savoir érotisée et sadique dont l’objet spécifique est l’instant du trépas. Faute de pouvoir saisir l’instant du passage de l’avant-vie à la vie, c’est le passage inverse qui recueille la fascination mais aussi la frustration car aucun meurtre n’en livrera jamais le mystère. (Mijolla-Mellor [de] S. “Le crime d’amour-propre”. In Revue Recherches en psychanalyse — Les Cahiers de l’École doctorale,2e semestre 2004 ; n° 2).
12. Hésiode. La Théogonie, v. 116-sqq.
13. Ramnoux C. La Nuit et les enfants de la Nuit. Paris, Flammarion, 1959.
14. Cf. Jean François Mattéi (Platon et le Miroir du Mythe, Paris, PUF, 1996) qui pour étudier le mythe de la Chôra nous convie à une relecture aussi bien d’Hésiode que de Platon sans rien ignorer de ceux qui ont apporté leur propre commentaire : Hegel,Nietzsche, Heidegger notamment et, plus récemment, Derrida.
15. Ce qui suit doit beaucoup à la thèse de F. Bayro-Corrochano, “Les figurations du tactile : psychanalyse et sculpture”, thèse de doctorat de l’École doctorale “Recherches en psychanalyse”, Université Paris 7Denis Diderot.
16. J’évoquerai plus loin à propos du mythe magico-sexuel en quoi cette image est propre à exprimer le mystère de l’origine et de la fin.
17. Aulagnier P. La Violence de l’interprétation. Paris, PUF.

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