ANREP

Accueil du site > Colloques > Les rapports Médecine, Psychiatrie et Justice > Thémis et Logos

Thémis et Logos

dimanche 20 octobre 2002, par Dominique BARBIER

Dans le cadre des premières journées de l’ANREP,
Colloque sur les rapports Médecine, Psychiatrie et Justice du 20 octobre 2002 en AVIGNON

THEMIS et LOGOS

(Contribution à la Journée Nationale d’Etudes de l’A.N.R.E.P. Dimanche 20 octobre 2002, Médecine, Psychiatrie et Justice)

La justice est, pour ainsi dire, une belle vierge, déguisée et produite par le plaideur, poursuivie par le procureur, cajolée par l’avocat, et défendue par le juge.

(Charles du Fresny, les amusements sérieux et comiques d’un Siamois)

La justice est gratuite. Heureusement elle n’est pas obligatoire (Jules Renard, Journal)

La Cour rend des arrêts et non pas des services (Séguier, Premier Président de la Cour de Paris éconduisant un solliciteur indiscret)

Jupiter, Mesdames, Messieurs, passe le plus clair de son temps à rechercher, sous divers déguisements, les faveurs des plus jolies mortelles. N’a-t-il pas fait cygne à Léda, l’épouse du roi de Sparte, Tyndare ?
le Roi des Dieux est jaloux des hommes ! On le sait depuis Amphitryon. C’est sans doute pourquoi Giraudoux a fait d’Alcmène la représentante d’une humanité qui se tient debout, fière de sa condition, satisfaite de ses limites.

« C’est un sacrilège que de prouver à notre créateur qu’il a raté le monde. Les amabilités qu’il a pour lui viennent de ce qu’il le croit parfait. S’il nous voit bancal et manchot, s’il apprend que nous souffrons de la jaunisse et de la gravelle, il sera furieux contre nous. D’autant plus qu’il prétend nous avoir créés à son image : on déteste les mauvais miroirs ». (Le Trompette à la scène I de l’Acte III d’Amphitryon 38).

1- La jalousie

L’Œdipe, c’est aussi des frères, des sœurs. Et cet aspect structural de la jalousie Oedipienne est souvent laissé de côté au prétexte que frères et sœur seraient sur le même pied d’égalité, vis à vis de l’amour distributif de leurs parents.

(« Oh ! l’amour d’une mère ! amour que nul n’oublie !
Pain merveilleux qu’un Dieu partage et multiplie !
Table toujours servie au paternel foyer !
Chacun en a sa part, et tous l’ont tout entier !
(« Les feuilles d’automne, Ce siècle avait deux ans ).

Or le symptôme majeur de la jalousie réside dans l’ignorance que nous en avons. Ce qui lui permet de se développer bien à l’abri de notre insu ou de notre dénégation.

Le jaloux se sentira exclu dès lors, que l’autre vive et jouisse hors de sa présence de ce qui en lui est traversé de la vie.
Il ne respecte pas le temps qui creuse le désir et le marque du sceau de la brûlure. Le jaloux n’attend pas, il ne situe la rencontre que dans l’imaginaire et si elle a lieu dans le réel, il n’en ressentira que tristesse et mise à l’écart.
En 1984, Milos Forman a donné un excellent aperçu de ce qu’est la jalousie dans son film Amadéus.
Antonio Salieri compositeur officiel, aurait pu couler des jours heureux auprès de l’Empereur Joseph, si l’arrivée en 1781 d’un concurrent jeune et orgueilleux, Wolfgang Amadéus Mozart, n’avait menacé ses privilèges et sa fonction. Dès lors, Salieri s’acharnera à détruire la carrière du petit génie.
Le jaloux s’en prend jusqu’à l’existence de l’autre. Plus rien n’a d’intérêt à ses yeux que son unique petit « Moi » qu’il juge grandiose ; infatué qu’il est de son solipsisme.

2- La justice

La justice est fondée sur un unique précepte : « ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’on te fasse ». Elle se dresse donc comme rempart contre la jalousie en faisant de l’autre mon semblable et non plus ma proie.
C’est ainsi que la justice a trois significations à la fois distinctes mais liées entre elles. Il s’agit d’abord d’un idéal que chacun semble partager, mais aussi d’une norme positive pour une société donnée et enfin une institution.
Existe-t-il une idée universelle de justice qui ne serait d’aucun temps et d’aucun pays et transcenderait les cultures et les sociétés ? Ou doit-on dire comme Pascal « vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà…Plaisante justice qu’une rivière borne ».

Héraclite au V° siècle avant Jésus-Christ affirmait : « s’il n’y avait pas d’injustice, on ignorerait jusqu’au nom de la justice ».
Aristote, en tant qu’idéaliste est persuadé que la justice est un sens commun et naturel. Il ne reste plus qu’à le réaliser dans la vie des hommes. Et c’est ainsi qu’il distingue trois formes de justice : la justice commutative qui préside aux échanges et qui a pour règle l’égalité mathématique, la justice distributive qui établit une égalité de rapports entre quatre termes : deux choses et deux personnes (le bon candidat aura une bonne note, le mauvais une mauvaise) et la justice répressive où la gravité des peines est proportionnelle à la gravité du dommage et à la culpabilité de l’auteur de l’infraction.

Dans le Gorgias, Platon développe l’idée que les esclaves ne font qu’exprimer au grand jour leur faiblesse en réclamant la justice. Pour lui, nul n’est juste volontairement, mais seulement par contrainte.
L’homme n’est juste que parce qu’il a peur d’être surpris par qui lui est supérieur : son père, son chef, son dieu ou le juge. Cette justice par contrainte extérieure n’a plus rien d’un idéal lointain. Son présent immédiat s’impose comme frein à la jalousie envieuse à l’égard du voisin. Dans la république, Glaucon relate le mythe de Gygès : l’homme qui devient invisible en tournant le chaton d’une bague qu’il a dérobé sur le cadavre d’un homme. Et Platon continue :

« Dès qu’il fut sûr de son fait il fit en sorte d’être au nombre des messagers qui se rendaient auprès du roi. Arrivé au palais, il séduisit la reine, complota avec elle la mort du roi, le tua et obtint ainsi le pouvoir. Si donc il existait deux anneaux de cette sorte et que le juste reçut l’un, l’injuste l’autre, aucun, pense-t-on, ne serait de nature assez adamantine pour persévérer dans la justice et pour avoir le courage de ne pas toucher au bien d’autrui alors qu’il pourrait prendre sans crainte ce qu’il voudrait sur l’agora… tuer les uns, briser les fers des autres et faire tout à son gré, devenu l’égal d’un dieu parmi les hommes ».

Rousseau dans ses « fragments politiques » démontre que la justice n’est qu’un simulacre dont on se sert contre les plus faibles et les plus pauvres. Pour les tenants du scepticisme, la justice n’est qu’une idée subjective que chaque individu définit à sa manière, ce qui explique que la justice est sans effets sur la réalité.
Ce qui permet à Nietzsche d’accentuer le radicalisme de la critique dans la « Généalogie de la morale » lorsqu’il affirme que la justice est une illusion entretenue par les hommes qui ne veulent pas analyser la source de leur pouvoir et de leur savoir. Pour lui, ce que la masse dit de la justice ne témoigne que de sa volonté de vivre dans des conditions moins dures.
Kant, plutôt que d’accepter que la justice ne puisse être définie positivement, plaidera pour qu’elle soit une idée régulatrice. Ce qui lui évitera de dire ce qu’elle n’est pas.
Malgré cela des questions demeurent : toutes les inégalités sont-elles des injustices ? Tout droit à la différence est-il caution d’un privilège ? L’attrait pour la justice n’est-il que la crainte de subir l’injustice ? Ce qui est égal est-il nécessairement juste ? Le besoin de justice n’est-il que la jalousie des déshérités ? Peut-on rester juste quand les autres ne le sont pas ? Avons-nous le devoir de défendre notre droit ?
Et pourtant Socrate est mort pour ses idées. N’est-ce pas non plus parce que le concept de justice et de recherche de l’équité est consubstantiel à l’idée d’humanité. Dans un monde privé de divin, il reste encore à Sisyphe le droit à la révolte contre le désordre établi.

3- La loi de 1838 et l’ « esprit de la Restauration »

Certes la Restauration au sens propre est un régime politique qui a duré d’avril 1814 à juillet 1830. Mais Louis-Philippe, proclamé lieutenant général du royaume deviendra roi des Français après la révision de la Charte (du 7 au 9 août 1830). Souverain de la monarchie de juillet, cet homme confiera, ne l’oublions pas à Guizot le soin d’établir une politique autoritaire pendant 8 ans, jusqu’à la révolution de 1848.
Nul conteste, alors que la loi du 30 juin 1838 sur les aliénés ne soit une loi sécuritaire et d’exception. Elle fonde l’acceptation par le corps des médecins des asiles de la notion d’ ordre public associé à la sûreté des personnes , à l’origine du placement d’office.
Mais aussi, elle introduit l’une des plus anciennes dérogations obligatoires au secret médical.
Certes la lettre de cachet embastillant l’aliéné car « tel est mon bon plaisir » est abrogé, le fait du prince ou le caprice est aboli. La Bastille est détruite en juillet. Mais cette loi de justice annexe toute la psychiatrie publique naissante dans la contention du trouble de l’ordre public, nouveau paradigme fondateur de l’enfermement.
Le psychiatre est dès lors l’allié de Louis-Philippe et de l’esprit restaurateur d’un ordre social, qui assimile la critique économico-politique au bruit qui dérange le transfert de capital et la bonification des intérêts et surtout la folie à l’absence de rentabilité.

Les certificats exigés par le Préfet et la Justice ne peuvent-ils pas, alors que la science psychiatrique est naissante, être entachés d’une monarchophilie normalisatrice ?
Ne confond-on pas ce qui est légal et ce qui est juste ?
Après cette loi d’exception qu’est la loi sur les aliénés, persiste tout un courant normalisateur et garant de l’ordre social dans une sorte d’hygiénisme vichyssois.
Déjà les prolongements de cette loi font évoquer le signalement , comme celle du 15 avril 1954 pour l’ alcoolique dangereux ou celle du 31 décembre 1970 concernant le toxicomane.
Mais s’est-on suffisamment interrogé sur le système de délation consacré par la loi ?

Nul doute alors que d’autres lois vont venir faire jouer comme opérant le conditionnement signalisateur. C’est ainsi que se modifie peu à peu la relation thérapeutique au point de devenir relation de pouvoir.

Cette tendance est encore plus manifeste en ce qui concerne la loi du 17 juin 1998 concernant les infractions sexuelles sur mineurs (Loi n° 98-468 du 17 juin 1998 relative à la prévention et à la répression des infractions sexuelles ainsi qu’à la protection des mineurs), ainsi que son décret d’application du 18 mai 2000 (Décret n° 2000-412 pris pour l’application du titre IX du livre III du code de la santé publique et relatif à l’injonction de soins concernant les auteurs d’infractions sexuelles et modifiant le code de la santé publique - 2° partie Décrets en Conseil d’Etat - ). Outre qu’il est question d’obligation de soin, un médecin coordonnateur sera chargé de superviser en quelque sorte son confrère médecin traitant.

Ce problème de l’obligation de soins assimilés peu ou prou à une sanction ou absolutoires de la sanction mériterait un large débat, qui sans doute aura lieu ici j’en suis sûr.
Que signifie être condamné à des soins psychiatriques ? N’est-ce pas là la meilleure preuve de l’utilisation du psychiatre, convoqué là où il ne doit pas être : la normalisation sociale ?

Et sa responsabilité sera de plus en plus recherchée. C’est d’ailleurs l’esprit qui anime une loi passe partout et bâclée , celle du 4 mars 2002 qui instaure la méfiance, voire la défiance de l’usager vis à vis du médecin. Le terme de patient a disparu. (Loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé).

Certes Lacordaire avait raison lorsqu’il déclarait : « entre le faible et le fort, c’est la liberté qui opprime et la loi qui libère » , mais actuellement nous entrons progressivement dans l’ère du normatif administré qui dépossède le soignant de toute initiative et ôte au sujet souffrant sa singularité, qui sera cachée derrière un protocole validé au titre de l’evidence-based medecine (l’évidence scientifique en médecine).

Nous n’aurons plus alors qu’à déclarer comme Alcmène : « Je ne crains pas la mort. C’est l’enjeu de la vie. Puisque ton Jupiter, à tort ou a raison, a créé la mort sur la terre, je me solidarise avec mon astre. Je sens trop mes fibres continuer celles des autres hommes, des animaux, même des plantes, pour ne pas suivre leur sort. Ne me parle pas de ne pas mourir tant qu’il n’y aura pas un légume immortel.
Devenir immortel, c’est trahir, pour un humain. D’ailleurs, si je pense au grand repos que donnera la mort à toutes nos petites fatigues, à nos ennuis de second ordre, je lui suis reconnaissante de sa plénitude, de son abondance même… S’être impatienté soixante ans pour des vêtements mal teints, des repas mal réussis, et avoir enfin la mort, la constante, l’étale mort, c’est une récompense hors de toute proportion…
(Alcmène, Acte II, Scène II)

Sans doute l’esprit critique n’est-il plus l’apanage des psychiatres ?

Tout est donc prêt pour faire enfin de la bonne psychiatrie sans psychiatre !

Documents joints

  • Thémis et Logos (Word - 35 ko)
    Dominique BARBIER - Dans le cadre des premières journées d’études de l’ANREP - Colloque sur les rapports Médecine, Psychiatrie et Justice

Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Espace privé | SPIP