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Entretien avec J.D. Vincent

janvier 2005, par Anne D’ANJOU, Dominique BARBIER


Anne D’Anjou : Jean-Didier Vincent, vous êtes membre de l’Institut, de l’Académie de Médecine, neuropsychiatre et neurophysiologiste, Directeur de recherche au CNRS et professeur au CHU Bicêtre. Connu aussi du grand public pour des ouvrages remarqués comme La Biologie des passions, Casanova ou la contagion du plaisir, La Chair et le Diable, édités chez Odile Jacob.
Vous avez récemment publié Le Cœur des autres chez Plon, dont nous allons parler, ainsi que de l’invitation qui vous a été faite par l’Association nationale de recherche et d’étude en psychiatrie (ANREP) au Colloque d’Avignon du 17 mars 2004 pour nous parler de la neurophysiologie du plaisir, en quelques mots, que pourriez-vous nous en dire ?

Jean-Didier Vincent : Au cours des années, j’ai forgé quelques concepts pour ceux qu’effraient les idées de neurotransmetteurs, de chimie, etc. Message qui n’est jamais totalement passé, puisque depuis vingt ans, on continue à venir m’interroger, à la Saint-Valentin, sur les molécules du plaisir et du désir.
Pendant des années,j’ai eu droit à des interviews dans des magazines, avec une femme nue en couverture, pour expliquer quelles sont les molécules du plaisir et du coup de foudre. Les molécules ne sont pas tout, il y a aussi non pas de l’esprit car je suis un adversaire de l’esprit en tant que concept, mais du psychique. Malgré mes réticences et mes défenses pour ne pas “m’allonger”, je finis par trouver mes alliés du côté des psychanalystes ou des psychiatres qui veulent bien parler d’appareil psychique, plutôt que de ceux qui en sont les ennemis jurés : les réductionnistes.

A. D’A. : Et le cœur des autres ?

J.-D. V. : Dans mon livre Le Cœur des autres, j’ai essayé de réhabiliter la notion de psyché. Le terme cœur dans le titre, je l’ai utilisé en pensant que ce serait du cœur à corps, cœur qui ramène à la notion de chair et l’idée que c’est par le partage de la chair de l’autre, se mettre dans la chair de l’autre, que le moi se construit. Moi qui n’est autre que ce que je ramène à la notion de psyché, sous ses formes grammaticales différentes du je, ego ou moi.
J’en suis venu à parler de la psyché, l’âme en latin (“animus”), dérivant de psyché, il y a psychique. Psyché ça passe mieux, auprès de mes collègues neurobiologistes, que si tout à coup je m’étais mis à parler d’âme.
Delay donne cette définition de l’humeur : disposition affective, riche de toutes les instances émotionnelles et instinctives qui donnent à chacun de nos états d’âme une tonalité agréable ou moins agréable, oscillant entre les 2 pôles du plaisir et de la douleur. Il y avait déjà presque tout dans cette définition de Delay et notamment, on n’hésitait pas à parler d’âme.

Dominique Barbier : Qu’est-ce que le psychisme pour un physiologiste ?

J.-D. V. : Je parle d’état psychique pour ne pas parler des états mentaux ni des états cérébraux qu’utilisent les cognitivo-comportementalistes, et pour donner à “état” un sens tout autre que celui qu’on utilise habituellement. J’ai développé un concept “fourre-tout” : l’“état central fluctuant” (ECF) qui me permet de loger dans le même château de l’âme (je fais référence au château de l’âme de Sainte-Thérèse) les états de l’âme, les molécules, l’ADN. C’est un château très habité et très pratique.
Pour moi, l’état désigne la manière d’être d’un organisme considéré dans ce qu’il y a de permanent, l’état, ça implique la notion de stabilité. Mais, j’utilise l’état sans que cela implique l’idée d’arrêt ou l’absence de changement.
C’est-à-dire que c’est un état dynamique qui exprime à la fois le devenir, la finitude, caractéristique dynamique qui qualifie le vivant c’est-à-dire ce qui a un devenir, ce qui est fini, qui résulte des interactions, actions et réactions, c’est en quelque sorte la matière animée.Vous voyez qu’il est déjà question d’âme et de psyché pour qualifier le vivant. Mais ceci qualifie le vivant d’une manière générale, autrement dit, je peux parler de l’état d’un ver de terre, d’un rat, d’un scientifique, d’un psychiatre. J’ai travaillé pendant quelque temps sur des modèles d’apprentissages chez les vers de terre. Le ver de terre, on peut lui apprendre à choisir un sol, comme de la toile émeri, ou un buvard humide comme l’aiment les vers de terre.
Je suis obligé de faire de l’intersubjectivité, c’est très difficile de se mettre à la place d’un ver de terre.Vous allez lui apprendre à choisir l’un des côtés du labyrinthe que vous lui proposez. Marcher sur du verre pilé par exemple, c’est insupportable, très vite il va apprendre à faire la différence, c’est-à-dire à latéraliser. Il va choisir le côté qui apporte ce que l’on appelle un renforcement positif, autrement dit du plaisir qui ne ramène pas à un état. Donc, ce qui est intéressant, c’est que quand on coupe les cinq premiers anneaux, là où il y a le cerveau, après la régénérescence, il garde l’apprentissage, comme s’il y avait une mémoire dans la régénérescence de ces premiers anneaux. Supposez qu’on vous coupe la tête, et qu’elle repousse, et bien vous garderiez votre névrose d’échec, votre narcissisme, et vos trucs comme ça ! Le ver de terre peut faire ça, ce qui prouve que nous sommes beaucoup plus complexes ; parce que d’abord, notre tête ne repousse pas, et ensuite si elle repoussait, elle serait neuve. Les vers de terre ont une histoire extrêmement brève, donc tout cela peut être contenu dans quelques gènes.
À l’inverse, la complexité humaine à propos du bien-être et de son souvenir, de sa trace mnésique est à l’œuvre par exemple dans l’addiction qui n’a pas de rapport direct avec le plaisir au sens où on l’entend classiquement.

D. B. : Qu’est-ce qui sous-tend, du point de vue du neurophysiologiste, la complexité notamment dans les phénomènes d’addiction ?

J.-D. V. : Les systèmes ne sont pas exclusivement dopaminergiques, ils vont être modulés par d’autres neurotransmetteurs qui sont des opiacés d’un côté, c’est-à-dire essentiellement des enképhalines sur des neurones courts et des endorphines sur des neurones beaucoup plus longs, qui vont intervenir pour moduler ces systèmes. Et puis, il y a le fait que les hommes utilisent des substances naturelles extraites du pavot ou de synthèse pour agir sur ces fameux récepteurs. Donc, il nous importe de savoir comment fonctionnent ces récepteurs, où ils sont situés et comment ils sont responsables de ce que l’on appelle l’addiction.
Aujourd’hui, il y a des addictologues de spécialités différentes, spécialisés dans l’alcool ou non, et puis il y a les addictologues non spécialisés, tous azimuts ; cela va du jeu, du surendettement, de la boulimie à son inverse l’anorexie, au sexe… addictologues en tout genre !
Premièrement, il y a deux systèmes d’un point de vue neurobiologique, dont je vais vous parler : le premier, c’est le système dit de plaisir, qui va fonctionner essentiellement sous forme de renforcement positif. Vous allez être en quelque sorte récompensés de l’acte que vous avez fait et il y aura une anticipation de ce que vous attendez de cet acte, c’est-à-dire du plaisir.
On ne va pas définir l’état de plaisir. Vous savez ce que c’est que d’avoir du plaisir, ça met en jeu les systèmes parasympathiques : ralentissement du cœur, certaines sécrétions d’hormones, un état de bien-être, vasodilatation, sentiment de paix des organes… Ce que l’on appelait avant la guerre le système trophotrope. C’est du côté du positif le plaisir ! C’est considéré comme un acquis ! Alors très schématiquement, pour parler en termes de neurotransmetteur, il y a deux systèmes de plaisir :
- d’une part le système qui est accroché directement au système désirant dopaminergique et qui va prendre une coloration plaisante, essentiellement quand il va obtenir sa satisfaction. Ce système dopaminergique, en forme de U, part de l’aire ventro-médiane,juste à côté de la substance noire qui est lésée dans le Parkinson, et ce sont des cellules qui vont projeter des axones dopaminergiques vers le cerveau par deux voies : une voie latérale et une voie dorsale. Ces systèmes dopaminergiques vont gérer tout ce qui est de l’ordre des motivations, du désir tout en sachant bien qu’ils sont aussi quelquefois activés par la souffrance. Il y a un double jeu de ces systèmes, mais quand même on peut dire que la dopamine est au cœur du plaisir. Ces systèmes montent vers le haut, passent par l’hypothalamus latéral ;
- quand on le détruit, on interrompt ces systèmes chez le rat, il ne mange plus et n’a plus de comportement sexuel de recherche du coït. Autrement dit, il n’y a plus d’incitation, plus de désir, mais aussi, il n’y a plus de plaisir.

A. D’A. : Et la stimulation de ces aires donne-t-elle typiquement le processus inverse ?

J.-D. V. : Quand vous stimulez ces voies, vous avez un phénomène d’autostimulation, illustration la plus parfaite de ce qu’on peut appeler le plaisir gratuit. Quand vous reliez l’électrode plantée chez le rat dans ces systèmes, et que vous reliez cette électrode à une pédale, le rat va appuyer sur cette pédale qui va stimuler ces systèmes à renforcement positif, d’autostimulation, système en U ouvert vers l’avant et il n’y a pas de satiété, le système fonctionnant de manière ininterrompue et qui domine tout.
C’est vous dire l’empire du plaisir ! Un rat à jeun, qui a faim, qui a deux pédales à sa disposition, une pour s’injecter du courant dans l’hypothalamus latéral, une autre pour recevoir en récompense de la nourriture, va choisir d’appuyer sur la pédale qui lui envoie du plaisir “gratuit”. S’il faut qu’il franchisse une barrière électrifiée par exemple pour obtenir ça, il va souffrir pour jouir. C’est un système dit incitatif.

A. D’A. : Est-ce l’unique explication de l’envie irrépressible chez le buveur et de la recherche du plaisir chez le patient “addicte” ?

J.-D. V. : À ce moment-là, intervient l’histoire du sujet quand ce n’est pas un rat mais un homme ! On a d’ailleurs construit toute une histoire au sujet des objets de plaisir que le rat va chercher à atteindre et pour lequel son système dopaminergique va être mis en alerte. Il va essayer d’atteindre ces objets qui n’ont rien à voir avec une quelconque homéostasie, une quelconque utilité. Ils vont déclencher quand ils sont présents le désir par l’intermédiaire du système dopaminergique. Mais pour l’homme, il y a intervention de son histoire en tant que sujet. Les voies dopaminergiques vont se projeter essentiellement sur le système orbito-frontal (cortex préfrontal), système qui est au-dessus de l’orbite qui joue le rôle de système inhibiteur et la partie ventro-médiane du cortex préfrontal qui joue le rôle de commissaire priseur. C’est-à-dire que vous allez avoir des neurones qui vont par exemple donner de la valeur aux objets et vont jouer en quelque sorte en couplage avec les systèmes du plaisir qui vont dire :“Tu as raison d’aller là, ça vaut le coup, c’est bon, active-toi”, ça, c’est le cortex préfrontal, c’est le véritable commissaire priseur, il dit “c’est bon, c’est mauvais, attends un peu et t’excites pas, etc.” Ce système est plus dépendant de la psyché dans la mesure où il est corticalisé.
Les objets de plaisir, dans l’espace extracorporel, y sont véritablement produits par l’histoire du sujet, vraiment liés au sujet. Ils font partie de son état central fluctuant, inscrit dans ses neurones, là-haut, dans ses représentations, ça c’est très important !

A. D’A. : Mais cette dépendance dopaminergique du plaisir est-elle le seul processus physiologique en cours ? Ce qui donnerait une vision plutôt mécaniste des choses ? À quoi le plaisir est-il utile ?

J.-D. V. : Alors, vous avez ce plaisir là, et puis vous avez le plaisir utilitariste. Ça c’est toute la conception américaine de mon ami Cabana, qui est un protestant cévenol qui a émigré aux États-Unis et qui est vraiment un puritain épouvantable qui pense que le plaisir n’est que la sanction de l’utilité.Autrement dit, il peut vous décrire ça en langage économique, c’est la théorie de Stuart Meel, de Benton, c’est-à-dire que ce qui est bon, c’est ce qui est utile. Alors, le plaisir sera le résultat, la traduction, la moyenne algébrique en quelque sorte, de ce que vous avez à payer pour obtenir ce plaisir et ce que vous avez pour obtenir satisfaction de vos besoins. Autrement dit, vous mangez parce que vous avez faim, et vous avez faim, c’est-à-dire que vous avez le désir de manger parce que vous manquez de calories. Et alors là, ça va avoir un coût, et il va falloir que le cerveau comme un vrai banquier (c’est là que les théories cognitives interviennent) dise :“Mais attends, qu’est-ce que tu vas faire, il va falloir que tu sautes 3 ou 4 barrières pour avoir une malheureuse pastille qui n’est même pas bonne ? Arrête un peu !…”
Le plaisir, c’est ce que l’on appelle la monnaie commune de nos comportements dans ce langage.Alors, vous voyez, on est déjà dans la monnaie commune, le taux d’amortissement, etc. C’est vraiment une gestion d’épicier, ce sont les épiciers du plaisir ces utilitaristes, c’est la morale utilitariste anglosaxone Stuart Meel, Benton !…

D. B. : Les deux systèmes dont vous nous avez parlé sont-ils en concurrence ? Sinon quel est celui qui l’emporte sur l’autre ?

J.-D. V. : Ces deux systèmes ne sont pas véritablement concurrents, mais forment les deux pans du plaisir, non exclusifs l’un de l’autre. D’un côté, ce plaisir gratuit qui fait qu’on se saoule la gueule ou qu’on se drogue, pourquoi ? Quel bénéfice ? Le plaisir, c’est ça ! La raison pour laquelle on se drogue : le plaisir ! La raison pour laquelle on mangerait, on forniquerait et toutes ces choses-là, il y aurait même un côté utilitariste, alors là, on est presque dans la sociobiologie ! Le plaisir serait une invention pour pousser les animaux à cet acte complètement invraisemblable qui consiste à monter sur une partenaire pour y introduire un organe a priori plutôt embarrassant pour courir, et obtenir à plus ou moins long terme une portée, un enfant ! Donc, on est en pleine sociobiologie, mais c’est utilitariste, autrement dit, le plaisir de boire, bouffer, baiser, la trilogie des 3 B, est lié à l’aspect utilitariste !
Alors, là, ce sont les endorphines. D’un côté vous avez le versant dopaminergique, de l’autre, vous avez le versant endorphinique. Les endorphines interviennent dans la satisfaction du besoin. Quand vous avez fini de manger, vous baignez dans les endorphines et vous êtes dans le plaisir. Les endorphines vont vous donner faim. Vous avez remarqué, quand vous prenez une petite bouffée d’opium, sûrement, vous êtes coutumiers de ces choses-là, l’opium donne faim, par contre, en même temps, sur le plan sexuel, si vous voulez faire des exploits, je ne vous conseille pas l’opium. Donc, on est dans l’utilitarisme !

A. D’A. : Selon vous, il y aurait deux types de plaisir ? Sont-ils eux aussi en concurrence ?

J.-D.V. : Ces deux aspects du plaisir sont représentés par deux structures qui sont un peu différentes. Il n’empêche que pour entrer dans le plaisir, d’une manière générale, en dehors de l’aspect consommatoire, qui paraît relativement au second plan, si ce n’est chez le poisson ( !), il existe des motivations primaires ou secondaires. Mais ce n’est pas spécifique. Par exemple, une mouche qui n’a pas mangé va rechercher d’avantage la nourriture qu’une mouche qui a mangé. La notion de satiété, satisfaction du besoin, même s’il s’agit des systèmes endorphiniques, n’est pas une spécificité du vertébré.
Le vertébré a ce plaisir qui est recherché pour lui-même. Alors, là, ça met en jeu ce que je vais appeler des systèmes opposants. Le processus opposant par rapport au plaisir consommatoire, il s’origine de luimême puisqu’il va amener sa propre opposition du fait de la satiété. Mais, par contre, le plaisir gratuit va être l’objet d’une quête qui a priori n’apporte rien. Qu’est-ce que ça peut vous faire l’opium ? Si ce n’est le plaisir ! Alors le plaisir va développer son système de renforcement…
On va commencer par un exemple plus moral, on va commencer par la souffrance, ça, c’est mon côté ancien parachutiste qui va s’exprimer ! L’expérience d’un monsieur qui s’appelle Solomon aussi ! C’est un nom qui est toujours plus ou moins bien porté ! Ce Solomon-là, a eu l’idée de mettre des chiens dans des harnais et de leur appliquer une technique bien connue dans l’armée française, en tout cas à l’époque où j’y faisais mon service militaire, qui consiste à recourir à l’électricité. On met une électrode sur la patte d’un chien qui est dans un harnais, et on mesure la souffrance, son état de malêtre. On prend un index somatique : on va mesurer le rythme de ses battements cardiaques qui est une sorte d’indice qui témoigne que le sujet ne va pas très bien. On va lui donner 5 milliampères par exemple. La douleur va augmenter, il va avoir très mal et puis il y a une petite phase qu’on va appeler la phase d’habituation, et ça va rester en plateau assez élevé et quand vous arrêtez le courant, alors vous vous dites : le pouls est monté à 178- 180, ça va revenir à 100, le taux de départ ? Eh ! bien, non ! Ça redescend beaucoup plus bas et vous allez retrouver votre chien avec un cœur vraiment lent, vraiment le nirvana ! Il va battre à 70 et ça va durer comme ça pas mal de temps ! On a donc l’effet secondaire. Si vous augmentez l’effet primaire, vous augmentez aussi l’effet secondaire à l’arrêt. Maintenant, si vous recommencez l’expérience le lendemain, vous vous rendez compte que pour la même quantité qui produisait un effet la veille, vous avez un effet primaire nettement moins fort. En revanche, l’effet secondaire est toujours le même à l’arrêt. Il y a ce nirvana.Vous allez faire comme ça, au bout de 8-10 jours de torture, vous allez voir qu’il faut vraiment leur passer 10-15 milliampères pour avoir une toute petite réponse.
Il y a là un état que l’on va appeler l’état de tolérance, c’est-à-dire qu’il n’y a plus d’effet primaire ou alors, il faut envoyer des quantités d’électricité tellement élevées qu’elles risquent d’électrocuter le chien ! Mais l’effet secondaire est extraordinaire. C’est ce qui se passe avec les marathoniens. Vous allez à Central Park, le jour du grand marathon, vous verrez ! Qu’est-ce qui pousse 30 000 à 40 000 individus, même des unijambistes ! à agoniser presque avec leur couverture de survie à Central Park ? Quand vous voyez ça, vous vous dites, quel enfer ! Mais pourquoi font-ils ça ? Ceux qui arrivent, qui ont fait ça… Ouf… c’est l’euphorie totale ! Y a un superbe marathon, qui est le marathon du Médoc, qui est couru dans les vignes, où il y a deux types de concurrents qui ont deux systèmes de renforcement différents. Il y en a qui font des haltes dans les châteaux, et ceux qui courent jusqu’à l’arrivée… Ceux qui courent jusqu’à l’arrivée sont en général des marathoniens professionnels qui savent qu’ils auront une satisfaction… à l’arrivée ! Mais les autres ? Je m’y suis inscrit un jour et n’ai jamais dépassé le premier château : j’ai fait deux kilomètres ! Il y a un autre exemple, ce sont les parachutistes. Ah ! vous parler des parachutistes ! Tout à l’heure, je vous en ai parlé, mais il y a des aspects positifs et négatifs. En Algérie, on m’y a versé parce que ça devait être par ordre alphabétique, je ne sais pas ? Je me suis retrouvé dans un bataillon de parachutistes le 1er PIMC, destiné à éprouver l’oponant process. C’est-à-dire que dès que je serais sur le sol, YOUPI ! j’allais sentir l’euphorie. On m’a dit :“Tu vas voir, c’est formidable !” Inutile de vous dire que j’ai reçu un magistral coup de pied aux fesses et que j’ai fini par me trouver dans le vide, j’avais une telle trouille… que je me suis cassé la jambe en arrivant, ce qui m’a sauvé la vie ! Parce qu’on ne m’a pas laissé chez les parachutistes. Je suis arrivé au concours avec la jambe dans le plâtre, j’ai été classé et ai fini mon service militaire à Mérignac. Bon, la souffrance paye quelquefois ! Mais je n’ai pas d’expérience de l’effet euphorisant parce que j’avais trop mal quand je suis arrivé au sol. Ceux qui y sont arrivés disent :“Oh, c’est formidable !”
Et puis il y a la chute libre, vous n’imaginez pas ce que ça peut être, ceux qui ont été à bord de cet avion et qui sont à peu près normalement constitués, c’est effarant et songez qu’à Bergerac, ils ont un système pour apprendre aux jeunes, ils les font sauter sans parachute, il y a le moniteur qui va leur flanquer le parachute portable en vol. Alors là ! sauter sans parachute, c’est vraiment too much ! mais c’est ça, c’est ce qu’on appelle vaincre sa peur, vraiment les opponant process. Alors,je ne vous dis pas, l’effet secondaire quand vous êtes au sol !

D. B. : Comment articuler la théorie des processus opposants avec la toxicomanie ou l’addiction ?

J.-D. V. : C’est exactement la même chose avec la drogue, si ce n’est que vous commencez par le plaisir et que vous finissez par la souffrance, c’est exactement l’inverse. Ce qui veut dire que vous avez ces processus qui sont inscrits dans le fonctionnement des systèmes de renforcements positifs et négatifs qui sont entièrement couplés. Quand vous développez un état de souffrance, le cerveau met en place des processus avec une certaine latence. C’est pour ça qu’il y a une période de pic ; ils sont plus lents à apparaître et vont durer bien au-delà de la durée de la stimulation.Alors, ces processus, ils durent le lendemain, ce qui fait que le lendemain, quand vous refaites une stimulation, il faut faire plus fort parce qu’il y a le processus opposant qui tire en sens inverse d’où la tolérance et comme les processus inverses augmentent, eh ! bien, il faut toujours plus pour obtenir l’effet primaire.
Par contre, comme ces processus sont à longue inertie, ils restent bien après et le manque pour la drogue ou l’euphorie pour le saut en parachute dure, perdure après. Vous êtes là dans cette optique d’expliquer tout ce qui se passe avec les opiacés ! Vous entrez parce que vous recherchez le plaisir, vous avez bientôt les phénomènes de tolérance et puis, vous avez une dépendance qui n’a rien de psychique, parce que vous avez le manque qui est là, et la souffrance du manque peut être effectivement suivant les drogues plus ou moins physique, ce qui fait que l’on a pu parler de dépendance physique.
Ce qui compte, c’est qu’on est accroché à cette source de plaisir, et que l’on a cette addiction qui est probablement très largement due à cette sorte de plasticité des structures de renforcement positifs et négatifs qui fonctionnent en couple. Une sorte de couple infernal qui fait que vous allez devenir dépendant de votre drogue. Ça peut être les opiacés comme les excitants de type amphétamine ou de type cocaïne qui vont agir sur les transporteurs de la dopamine et vont s’y fixer en laissant la dopamine s’accumuler et stimuler le système.
Toutes les substances vont stimuler le même système. L’alcool aussi va jouer sur ces systèmes opposants, c’est la même chose avec le dihydrocannabinol mais dont l’action est plutôt modérée par rapport à l’alcool (ou avec la nicotine).Aujourd’hui, on a compris ça et on parle plutôt d’addictologue plutôt que de médecins spécialisés dans les toxicomanies. Au niveau de ces phénomènes d’addiction, il y a des phénomènes de sensibilisations croisées. Ces systèmes fonctionnent à la fois par sensibilisation, mais aussi par plasticité au niveau cellulaire (donc pas seulement systémique). Et sur le long terme, on constatera une activation de certains gènes qui vont provoquer des modifications de la physiologie des neurones. Car il y aura inscription dans la physiologie des neurones ! Ce n’est pas innocent, ce n’est pas un effet qui va se passer dans une psyché qui serait évanescente et qui flotterait dans les sphères supérieures de l’esprit, ce sont des dendrites qui poussent, des complexes enzymatiques, des cascades de protéolyse, et tout ça se passe dans la temporalité. C’est là que va s’inscrire cette fameuse dépendance de tout ce système. On va parler du jeu des systèmes dopaminergiques fonctionnant à très haut régime et qui vont être stimulés par l’ennui par exemple. Les individus qui en sont atteints vont être en quête d’exotisme, d’ailleurs. C’est ce qu’on appelle les chercheurs de sensations fortes, les “high sensations seakers”. Ils vont monter des sociétés, faire du saut à l’élastique, vont prendre des risques, etc. Et, ces gens-là s’ennuient ! L’ennui, c’est un stimulus terrible ! La boulimie pourra être compensatrice, mais aussi le sexe, le jeu, les consultations médicales… tout comme des dépendants ordinaires !
C’est un fonctionnement au cœur duquel il y a les opiets, mais les opiets, ils interviennent facilement pour d’autres drogues car ils sont au cœur des systèmes de récompense et de punition.

D. B. : Quel est selon vous le rôle de la mémoire dans l’envie irrépressible de boire ou dans la plasticité à s’adapter ?

J.-D. V. : Plasticité, c’est bien comme élasticité ! En ce qui concerne ces processus de mémorisation (mémoire à long terme et à court terme) on observe cliniquement (et certains patients le décrivent bien quand ils sont sous le coup d’une envie irrépressible de boire à distance), des phénomènes amnésiques à distance de l’épisode. Par exemple ils expliquent :“Je ne sais pas, j’étais devant les rayons de tel magasin, et puis tout d’un coup, la bouteille était dans mon chariot…” Il y a un balancement entre le fait qu’on constate très longtemps après les périodes d’abstinence et de sevrage des impulsions à boire, donc une mémoire, une plasticité et puis dans l’immédiateté du passage à l’acte, il y a des états de conscience particuliers qu’on a décrits aussi dans les cas de crise de boulimie. Mémoire immédiate, différée, état de conscience particulier, comment interviennent-ils pour favoriser ou bloquer une conduite de prise de produit toxique ? Cette question est extrêmement importante. Elle introduit la troisième dimension qui est la dimension temporelle. C’est vrai que nous sommes toujours en cours d’histoire, et d’une histoire qui concerne la conscience de soi. Il s’agit d’un produit historique. C’est d’abord progressivement au travers des avatars de votre existence et notamment tout ce qui est de l’ordre du plaisir et de la souffrance, comme processus ; tout ce qui entre dans l’épigenèse par rapport à cette structure de base que sont ces systèmes que nous partageons à peu près intégralement avec les rats, les singes, etc. qui ont peu évolué.
En revanche, les structures corticales sont des structures très développées et d’une grande labilité par rapport au milieu, mais qui en même temps sont les structures dans lesquelles va se reproduire la durée, c’est-à-dire la conscience de votre corps, vous et pas quelqu’un d’autre ! Votre corps à vous est inscrit dans ce que j’appelle des représenteactions, des schèmes d’actions, de comportements qui sont quand même des traits de votre individu et qui sont absolument indissociables des représentations qu’on se fait du monde et notamment ce qui dans le monde peut vous apporter de la souffrance ou du plaisir.

A. D’A. : Pouvez-vous nous préciser les rapports entre la mémoire et les processus opposants ?

J.-D. V. : Tout ce que vous avez construit dans votre cerveau, y compris ce que vous construisez quand vous êtes au monde, tout petit enfant, vous le construisez à travers ces systèmes opposants. Ils fonctionnent depuis le début de l’espèce, ils précèdent et sont communs à presque tous les vertébrés. Et puis, là-dessus, il y a ce qui est propre à l’homme : c’est-à-dire cette capacité à faire de sa vie un roman, de dire, de se raconter et d’être des sujets qui sont des acteurs d’une histoire qui est la leur, d’un roman.
Alors, dans le roman des gens qui sont en état d’addiction, qui sont dépendants, il y a toute une série d’événements qui ont fait que ces circuits se sont inscrits pratiquement dans le marbre de leur cortex, parce que ça s’est fait très tôt, des structures qui sont extrêmement solides et qu’on aura beaucoup de mal à empêcher de se reproduire pour un oui ou pour un non. Notamment, il y a des phénomènes d’associations. Quand les processus de la dépendance sont corticaux, c’est ce qu’on appelle par exemple la dépendance conditionnelle. Par exemple, des rats qu’on a rendus toxique-dépendants et tolérants à la drogue arrivent à supporter des doses de morphine extraordinaires tant qu’ils sont dans la même cage.Vous les sortez de leur cage, ils meurent !
Il y a donc un phénomène d’association au contexte et à l’environnement. Donc, quand vous êtes dépendants de la drogue, ou de l’alcool, vous êtes dépendants de tout ce qui va autour et vous n’en êtes pas toujours conscients, c’est-à-dire qu’il y a des signaux qui vont déclencher et immédiatement, les systèmes de désir qui amènent la consommation et la prise d’objets toxiques. Les alcooliques, c’est fascinant !
Il y a ces systèmes qui marchent un peu en boucle. Le système limbique, c’est un rond ! Je compare ça à des portes révolvers, pour sortir d’une pièce, vous avez des films comiques où le type est pris dans la porte révolver et tourne avec elle. Quand vous êtes comme ça, il y a une sorte de rituel à accomplir pour pouvoir en sortir. Alors, là, vous allez faire intervenir des structures qui introduisent une certaine compulsivité. La dépendance, ce n’est pas la même chose, mais il y a quand même des structures qui sont impliquées au même titre avec le stimulus. Je peux vous faire une promenade anatomique pour vous montrer les structures qui vont être impliquées, mais le fait est que ça explique que quand l’alcoolique va passer près de… il ne va pas pouvoir le savoir à l’avance… va passer devant… il ne pouvait pas savoir, a priori… Il y a des systèmes de défense comme l’amnésie partielle. Ils ne vont pas stocker cette information qui va passer en court-circuit dans le système de dépendance et de plaisir. Les fumeurs connaissent ça, tout à coup, il y a une réponse à ça ! Fumer ! Je n’ai qu’un conseil à vous donner : c’est la contre-pulsion. Il faut être compulsif de l’évitement. Si vous mettez en place des stratégies qui vont s’opposer, vous ne pouvez que devenir obsessionnel dans un autre sens. La seule sortie possible de l’addiction, c’est une certaine obsessionnalité dirigée contre l’objet de l’addiction.

A. D’A. : Pourquoi est-ce qu’il y a ce besoin d’addiction ?

J.-D. V. : Eh ! bien, écoutez, les rats, les rats Lewis, ce sont des “sensations seakers” (amateurs d’émotions fortes), ils ont un système dopaminergique qui fonctionne à assez haut niveau. Quand vous les mettez en open feeld ou dans des systèmes d’exploration avec des trous, ils mettent leurs museaux partout. Moi, je les appelle les rats curieux. Ceux-là, si vous les mettez en présence d’une pédale qui injecte un peu de cocaïne ou d’alcool, ou n’importe quelle friandise de ce type, ils deviennent dépendants très vite. Ils appuient sur la pédale. Au contraire, il existe des “rats mous”, les Fischers, qui n’explorent pas et sont indifférents. Eh ! bien, avec la drogue, ils ne seront pas facilement dépendants.
Il faut donc choisir : être hédoniste et risquer de devenir toxicomane, ou bien anhédonique et ne rien risquer ! Mais qu’est-ce qu’on s’ennuie ! Donc, il y a sûrement des tempéraments. Cette question des tempéraments est une vieille idée hippocratique, une idée qui refait son chemin.Alors évidemment, il y a ça pour expliquer qu’il y en a qui le font plus que d’autres, et d’autres fois où ça apparaît comme des mécanismes de défense. La recherche de plaisir, ce qui vous est offert le plus facilement, l’alcool ou la drogue, suivant le milieu, vous avez accès au sexe, au jeu… Il n’y a pas trop de mystères. Sur le plan clinique, les toxicomanes et les éthyliques sont souvent essentiellement des sujets anhédoniques, pour en revenir au terme employé tout à l’heure. Et, quand on fait un petit peu la clinique du rapport au toxique, je me demande s’il n’y a pas deux phases et si on ne confond pas un petit peu certains termes. Il me semble qu’il y a une phase de jouissance qui correspondrait peut-être à la montée de sensations, d’affects, d’émotions, d’un rapport au corps peut-être plus intense, plus violent qui pourrait d’ailleurs être une sorte d’orgasme substitutif, ce qui rendrait aussi compte de l’anhédonie et puis dans un second temps, un véritable plaisir, mais alors, au sens épicurien du terme, c’est-à-dire un état d’ataraxie, avec l’absence de tension psychique et aussi un corps au repos. Il me semble qu’il y a dans le rapport au toxique plusieurs phases et qui mériteraient peutêtre d’être élucidées. Est-ce que l’addictif est plus attiré vers la phase de violence ou vers celle d’ataraxie, je ne sais pas. Ça doit dépendre en fait de l’environnement ? Et du contexte.
Je suis dans l’hypersimplification pour essayer de vous faire comprendre ces systèmes du plaisir qui sont au cœur de ces processus. Ce sont des systèmes dont on pourrait dire en quelque sorte qu’ils jouent un rôle voisin de l’homéostasie.

Documents joints

  • Entretien avec J.D. Vincent (PDF - 820.1 ko)
    Entretien avec J.D. Vincent, par Anne d’Anjou et Dominique Barbier - Paru dans Synapse - n° 211 - janvier 2005

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