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Pédophiles et enfants victimes - le trauma, l’intime et la honte

jeudi 6 octobre 2005, par Liliane DALIGAND

Texte de la conférence donnée dans le cadre de l’ANREP
(Association nationale de recherche et d’étude en psychiatrie),
à Avignon, le 6 octobre 2005

LE PÉDOPHILE

On ne peut aborder la question du pédophile qu’après s’être débarrassé le plus possible de toute l’imagerie qui le concerne,quelle qu’elle soit,qui le camoufle en le stigmatisant.
Car si l’on aborde le pédophile en cultivant le fantasme dont il est l’objet, on imite la procédure qui conduit le pédophile à son passage à l’acte.
En effet le pédophile dit être entraîné à passer à l’acte par une force irrépressible et obscure. Cette poussée, en fait connue de nous tous, est la force pulsionnelle. Mais pour le pédophile, cette puissance reconnue dès la naissance n’a pas trouvé sa limite, n’a pas reçu sa coupure, la castration “symboligène” (selon Dolto [1]), celle qui clôt l’aveuglement narcissique et ouvre au langage et à l’autre, à ce qui parle en soi comme en l’autre.
Le pédophile est un être qui dans son enfance n’a pas été confronté à la loi du père. Nous n’avons accès à la loi dont un des commandements dans la situation précise où nous sommes nous concerne, que sous la force de la pulsion qui dans sa perspective de transgression la fait surgir. C’est la pulsion castrée qui renvoie au commandement de la loi et place l’être dans sa position de répondant. La transgression est toujours un refus de répondre. Elle n’est ni le oui ni le non, le confinement dans l’ambiguïté, le passage à l’action et en conséquence à la violence de la négation de l’autre de la parole.
Ce qui permet l’occultation de l’article de loi qui concerne l’acte projeté, est la mise en scène de l’acteur dans son fantasme. Le fantasme est projection sur l’écran qui occulte la scène légale.
Pour schématiser, le pédophile vit deux fantasmes. Le premier est celui qui concerne l’acte pédophile, celui qui s’effectue dans l’obscurité sur la personne de l’enfant. Le second est celui qui le concerne en dehors de tout acte pédophile dans une monstration constante aux yeux des autres et destiné à le révéler à la conscience d’autrui comme un être bon, gentil et même serviable.
Le premier fantasme est la mise en situation de la recherche de ce qui lui manque, d’un objet dont il ne sait pas la nature. Pour faire simple, disons que l’enfant qu’il a été n’a jamais été mis en situation de triangulation œdipienne ou mieux pour reprendre le schéma de Lacan, il n’a jamais été acteur non seulement d’une triangulation mais d’un jeu qui se joue à quatre puisque au père, à la mère et à l’enfant s’ajoute le phallus. C’est la révélation du phallus dans le jeu de la triangulation qui est en question. Le phallus qui, comme on le sait, n’est pas le pénis même en érection, est ce qui est dans l’ordre de la présence-absence. Le phallus est le signifiant manquant de l’être, celui qui est recherché et dont on ne sait la nature mais que l’on recherche sans cesse : l’objet du désir. C’est celui-là, cet “obscur objet” qui nous fait advenir à la parole dans la mesure où l’on fait la demande de comblement de ce manque à chacun de ceux auxquels on s’adresse.
La suppléance à l’acceptation du manque et donc du désir qui en naît, est le fantasme. C’est la rupture structurale entre le symbolique et l’imaginaire. L’imaginaire devient l’occupant princeps, il permet de représenter la personne livrée au fantasme et même représenter ce qui lui manque et le lieu où il peut le rechercher. Le pédophile privé de parole, n’a pas accès au manque symboligène. Il ne peut que se confier à son fantasme. Il a une quête dont il croit connaître l’objet et qui est au plus près du phallus dans la mesure où l’objet génital pénien présent ou absent, en est le support anatomique. “Ce que je n’ai pas, un enfant peut l’avoir.” Le corps de l’enfant est le bureau des objets perdus à retrouver. La pulsion n’ouvre pas sur la loi qui renvoie au phallus, au désir et à ce qui parle, mais à un univers imaginaire où l’objet manquant possiblement retrouvé sera comblant. Le pédophile manipule le fantasme et est manipulé par lui. Même si sa recherche aboutit chaque fois à un échec, celui-ci est cependant compensé par l’illusion de la toute-puissance dans la jouissance d’un moment.
Le second fantasme du pédophile : ses échecs répétés ne lui permettent pas d’être puisqu’il se veut réfugié dans un avoir qui à chaque fois lui échappe. Il n’a pas d’existence : ex-sistere, sortir de soi. Le fantasme ne conduit pas à l’autre puisque l’autre est un objet consommable, et par là nié. Privé de parole, ne pouvant être “avec”, il lui est donc nécessaire pour reconstituer son image de se représenter constamment au seul regard des autres comme gentil, serviable. La serviabilité, la gentillesse, viennent chez lui, en place de ce qui parle pour un autre, avec un autre. La majorité des pédophiles jouissent d’une bonne réputation dans leur entourage. Ils sont gentils et il est impensable souvent que ces personnages de toute bonté soient les mêmes que les monstres débusqués qui consomment de l’enfant.

Ceci n’est qu’une ligne schématique générale, mais à l’évidence il existe des pervers pédophiles qui ne supportent pas l’échec de leur fouille au corps de l’enfant et massacrent ceux qu’ils estiment être la cause de leur insuccès. Cohérents avec la violence de leur comportement, ils sont en marge du groupe social du fait même de leur infirmité langagière. C’est pour cela que je disais au départ qu’on ne peut aborder le pédophile qu’en se dépouillant soi-même du recours au fantasme qui nous le fait considérer comme monstre ou brave homme aimant tellement les enfants.

LES ENFANTS VICTIMES (2)

Le pédophile choisit l’acteur ou les acteurs de son fantasme : des enfants en marge souvent, qui ont été peu limités, peu référés à la loi et à la parole. Ils vont être sollicités par le pédophile dans leur propre imaginaire, dans le don non pas d’un échange langagier mais dans l’obtention d’un objet de plaisir (cadeaux, argent, le bonbon légendaire…) ce qui les met souvent dans la répétition. Ils vont le rencontrer à nouveau et consentir dans l’ambivalence d’un non impossible.
Seul ce qui parle en moi dans une circonstance donnée de tentation et qui me confronte au commandement de la loi, m’autorise à dire non. Le non signifie la coupure, la reconnaissance de la différence et l’exigence du lien de parole. Toute position d’une acceptation ni oui, ni non est une a-liénation, une absence de lien, un déni de la loi et de la parole, ou encore la forclusion du nom-du-père.
L’enfant abusé est souvent un enfant qui a déjà été floué : il a été éjecté du ventre maternel mais n’a pas eu à répondre à ses parents de sa mise au monde.Tout parent qui fait naître un enfant lui pose la question : qu’est-ce que tu as à dire de ta mise au monde ? Beaucoup de petits abusés répondent “j’aurais préféré ne pas naître”.
La désintrication des pulsions (de vie et de mort) conduit à la mort. L’action du pédophile accélère la désintrication des pulsions et conduit à l’hégémonie de la seule pulsion de mort que l’on constate si souvent chez les enfants victimes : le suicide, les conduites traumatophiles ou des affections à visée somatiques chroniques (anorexie, boulimie, dermatoses par exemple). Les conséquences des maltraitances sexuelles ont été répertoriées lors de la conférence de consensus qui leur a été consacrée en novembre 2003, co-publiée par la Fédération française de psychiatrie (3).
Surtout, les enfants gardent le secret de ce traumatisme de leur non-naissance, car la honte les submerge. Il n’y a pas de honte sans trauma de quelque nature qu’il soit. Tout trauma entraîne une modification de l’image du moi traduisant une atteinte dans l’ordre symbolique et se cristallisant sous un affect : la honte.
La honte n’est pas la culpabilité, ne se confond pas avec elle, n’en dépend pas obligatoirement, n’en est pas la fatale conséquence. Une victime n’est pas fondée à chercher le mal commis par elle, même si, surprise d’être dans la honte, elle cherche la faute qui, croit-elle, lui correspond.
La honte : c’est ne pas être à égalité avec les autres. C’est être marqué par un défaut, au sens de manque, être par là en infériorité. C’est la perception de ne pas ou ne plus satisfaire à une qualité essentielle de l’être humain, sans savoir de quoi il retourne. Mais il faut savoir cependant que le manque se révèle toujours au niveau relationnel :“Je ne peux pas parler à l’autre, je n’en suis pas digne, il ne peut pas me prendre en considération”. “J’ai le rouge de la honte au front et tout le monde le peut voir.
L’étymologie du terme honte renvoie à “honnir”, vouer quelqu’un à la honte publique, à la désapprobation générale. Il sous-entend l’humiliation, le déshonneur, l’indignité. Ce que connaissent si bien les victimes de viol. Et pourtant ce ne sont pas que les victimes d’agressions sexuelles qui sont mortes de honte.

LE TRAUMA,
L’INTIME ET LA HONTE

L’action traumatique

Le trauma est toujours l’invasion brutale de l’être par le tout-sensationnel, l’occupation absolue par des sensations sans mots, des émotions polyvalentes qui vident l’être de tout langage. Ceci se traduit plus tard dans l’impossibilité qu’a la victime de dire ces instants d’agression dont tout vécu est absent ou de se qualifier alors de “terrorisée, sidérée, paralysée, médusée, comme absente, hors de moi-même…
Ce totalitarisme du sensoriel ou de l’émotionnel ou du seul besoin de se satisfaire pour survivre, annule tout autre fonctionnement de l’appareil psychique humain. La sensation totalitaire prend tout le champ de la conscience, au point que l’être (le parlêtre de Lacan) s’évanouit, se perd ou ce qui est équivalent : perd la parole. Il s’agit bien là de la perte de “la parole”, de ce qui au sein même du langage signifie l’être parlant, car parfois, à côté du silence de stupéfaction, d’inhibition, il peut persister des bribes de la langue : un discours logorrhéique plus ou moins vide de sens d’où l’auteur est toujours absent.
La victime constate qu’elle n’y est pas, qu’elle n’existe pas puisqu’elle ne parle pas. Elle est privée de référence à la loi (qui est la loi du langage et de la parole) lors de l’agression et par là sa vie n’en est pas une puisqu’elle n’est plus l’effet d’une demande et d’une réponse (de je à tu) d’où surgit le don sans cesse renouvelé qui constitue le courant de la vie. Elle le constate en l’exprimant sous forme de :“Je ne vis plus, je survis mais ce n’est plus une vie”.

L’intime

Le sensationnel dans sa brutalité traumatisante et totalisante s’oppose au ressenti et l’annule. Le ressenti est de l’ordre de l’intime. Les sensations imposées par l’événement traumatique recouvrent ou annulent toute révélation de l’intime.
Qu’est-ce que l’intime ? C’est le point extrême de “l’intimus”, dans la définition du dictionnaire :“Ce qui est le plus en dedans, le plus profond” où sourd ce qui fait les éléments de la parole, c’est-à-dire des signifiants porteurs de celui-là même qui ressent. C’est là où naît ce qui va devenir parole. C’est la source composite du langage qui porte le désir de l’être. C’est le lieu où se manifestent au présent les éléments de l’histoire porteurs du sujet résonant sous le choc des mots de celui ou celle qui lui parle. Autrement dit, l’intime, c’est la manifestation d’un acte de vie. C’est le lieu de formation du parlêtre.
L’intime est en fragilité car pour se révéler, il est dans l’exigence d’une ouverture sur soi, c’est-à-dire sur l’évocation des événements adéquats de son histoire à l’instant présent, sur l’acceptation des mots qui en naissent à la fois sous son propre dynamisme et sous la réception des mots d’un autre.
Pour être dans l’intimité, il faut être au moins deux en lien de parole sinon c’est le repli sur ce que l’on croit être le secret, de son cœur par exemple. Car la notion d’intime se lie avec celle d’accord avec l’autre, celui dont on est proche, celui avec qui l’on parle, qui vous entend et vous répond : l’intime. Grâce à cette mise en intimité la parole circule entre les personnes, et les êtres se révèlent comme vivants.
Le trauma, c’est l’annulation du point de la naissance, de la révélation, de ce qui parle d’un Autre à un autre pour un autre, autrement dit de ce qui fait l’être, le fait vivre. Ceci signifie que les attitudes, les actions violentes, même portées par le seul langage d’un agresseur, peuvent bloquer la naissance de la parole et par là même la manifestation de vie. Toute mise en scène mensongère stérilise la source intime des éléments langagiers porteurs de celui qui parle. L’ennemi de la parole est le mensonge, quelle qu’en soit l’origine ou la justification. Le mensonge reçu tue toute parole de vérité.

La honte : un symptôme

Revenu de l’explosion sensationnelle, du laminage émotionnel, le langage n’est perdu que pour un temps ou pas perdu du tout. Mais, s’il est possible, ce n’est plus qu’un discours de traduction des sentiments, des émotions post-traumatiques, de colère ou de honte par exemple. La description d’images de soi mais pas du ressenti. Ce langage-là est une représentation du moi fourni en abondance par les sens mais pas du sujet de la parole qui s’origine à l’intime.
Ce qu’a perdu l’enfant traumatisé c’est la capacité de se traduire symboliquement à l’oreille d’un autre par la parole. Il lui manque cette faculté proprement humaine sans qu’il sache ce que c’est. Il n’est pas à égalité avec tout autre réputé non pas discourir mais parler.La honte se constitue ainsi d’une infériorité par déficience au point traducteur de l’humanité en chacun. La honte peut se dire. Dire sa honte est au plus près de l’atteinte traumatique mais ne change rien au méfait du trauma. De façon symptomatique, la honte ne peut que se répéter dans des discours successifs, s’affirmant par là en symptôme qui comme toujours vient en place de ce qui ne parle pas.
L’écriture peut-être est le lieu de cette répétition sans fin dans un journal (pseudo)-intime comme dans des ouvrages publiés compulsivement. Se répète ainsi le récit de l’effroi, de la culpabilité et surtout de la honte placée sur la scène sociale en épargnant l’ouverture à l’intime. Cette mise en mots de la honte n’est que répétition et accumulation symptomatique.

Honte et culpabilité

La honte est à différencier de la culpabilité qui peut être collée à la honte par l’interlocuteur qui ne conçoit pas de honte sans faute et en déduit la jonction obligatoire : la culpabilité entraîne la honte. Elle peut l’être aussi par celui-là même qui éprouve la honte, se demandant quelle faute il a bien pu commettre. D’où les défenses toutes situées dans le savoir et les exercices intellectuels pour trouver la cause indistincte de cette honte inexpliquée.
Toute culpabilité vraie ne peut être dissociée de la honte. La culpabilité liée à une faute réelle peut s’accompagner de honte. Car désobéir à la loi est une atteinte à ce qui parle : la loi des hommes étant la loi du langage et de la parole. Même volontaire et sous sa seule responsabilité, la négation de la loi est ne pas répondre, ne pas obéir à ses commandements qui se disent à l’intime de l’être.
Ce refus de l’intimation de la loi réduit à rien le sanctuaire de l’intime. Bafouer la loi c’est s’infliger à soi-même un trauma qui a des effets comparables à l’atteinte par un trauma externe. Ainsi désobéissant, n’étant plus sujet de la loi, le délinquant ne parle plus. Il se retrouve dans les mêmes conditions que celui qui a été victime de son action traumatique et est placé dans cette même position honteuse d’infériorité.
C’est ce que j’ai appris au cours de nombreuses expertises psychiatriques de délinquants, de hors-la-loi. Le procès judiciaire a pour mission de rétablir dans sa complétude la victime mais aussi l’agresseur : redevenir sujet de la loi et d’une parole surgissant d’un intime rétabli.

Sortir de la honte

La honte est conjuguée au vide de soi-même, à l’impossibilité d’exister car elle est typiquement non symbolisable, puisque représentant l’absence de parole. Se départir de la honte, c’est pouvoir quitter le monde du fantasme surgi du trauma. Un lieu d’artifice où les sentiments, les sensations recomposent un moi aléatoire au fil de remémorations obsessionnelles, d’épuisements dus au sommeil bouleversé de cauchemars, de rencontres d’intervenants bien intentionnés qui, voulant protéger l’enfant agressé dans son statut de victime, lui retaillent un uniforme de handicapé à la mesure de ce qu’ils savent. Le décollement du fantasme ne peut s’opérer qu’au prix d’un lien de parole avec un autre en position d’altérité radicale, de cet Autre : le lieu d’où ça parle. Ce travail ne peut se faire qu’avec cet Autre affirmant l’origine de la parole et qui non intéressé par la honte et le fantasme qui la porte, signifie :“Je ne vous répondrai pas sur votre honte, votre honte ne me dit rien, ne me parle pas. Vous n ’y êtes pas”.
L’interlocuteur ne peut être qu’une personne située au-delà de l’objet pulsionnel, un être auquel la victime pourra adresser son désir d’avoir une réponse à une demande où jouent sa vie et sa mort, ce qu’elle ne sait pas mais qui lui fait manque, le sens même de son existence. Alors l’intime renaît au cœur de la victime honteuse quand cet Autre est là et se révèle sous l’aile conjuguée de leurs deux désirs.

RÉFÉRENCES

1. Dolto F. L’image inconsciente du corps. Éditions du Seuil, Paris, 1984.
2. Daligand L. L’enfant et le diable, accueillir et soigner les victimes de violence. Éditions de l’Archipel, Paris, 2004.
3. Sous la direction de Horassius N., Mazet P. Conséquences des maltraitances sexuelles, Reconnaître, soigner, prévenir. John Libbey Eurotext, 2004.

Documents joints

  • Pédophilie (PDF - 576.3 ko)
    Pédophiles et enfants victimes - le trauma, l’intime et la honte- par Liliane DALIGAND - paru dans Synapse - n° 226 - juin 2006

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