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Le déclin imposé à la psychiatrie

novembre 2006, par Dominique BARBIER

Editorial du Dr Dominique Barbier

Notre société est intoxiquée par l’économique. Elle n’écoute plus ses médecins, c’est la raison pour laquelle elle est malade. Peut-on faire de la psychiatrie sans psychiatres ? Peut on faire de la psychiatrie de qualité sans qualité de vie pour les psychiatres ? Tout le monde est impatient, mais le nie ! Nous vivons sans nous en apercevoir dans une société parricide. Ce qui conduit par réaction de défense à une consommation effrénée. Mais est-ce là notre mission ? Le Secteur n’est-il pas le lien ? Lien qu’il faut sans cesse retricoter avec le psychotique ? Si la psychiatrie a perdu son âme, ne doit-elle pas s’en prendre à elle-même ? Discipline médicale en crise, elle souffre d’abord d’une multiplicité de modèles identificatoires qui dénotent de son éclatement.

Pour en savoir plus :
Barbier D.
La Dépression.
Éd. Odile Jacob, Paris, 2003.

Pour mieux saisir cette problématique nous ferons jouer comme pertinence les métaphores induites par les modèles littéraires. Prométhée dérobe le feu pour le donner aux mortels. Il fonde le prototype de l’humanisme et peut représenter les débuts de la psychiatrie naissante. Ensuite vient Faust qui exprime la dimension de l’apprenti sorcier qui donne son âme. Elle permet de mieux saisir ce qui pourrait se tramer à l’heure actuelle. Frankenstein annonce clairement : “Il y a en moi un amour du merveilleux qui me presse de m’éloigner des sentiers battus, jusqu’à affronter des mers sauvages et ces régions inconnues que je me prépare à découvrir”. Mais le monstre qu’il crée difforme veut punir Victor Frankenstein de l’avoir abandonné. Ainsi, Prométhée, Faust ou Frankenstein témoignent-ils tour à tour des différents tournants qu’a pris, à son insu, parfois, la psychiatrie, reflets d’images identificatoires éclatées et morcelées. Si l’on faisait le caryotype de la psychiatrie, ce serait comme une mosaïque ! On y trouverait quelques gènes anthropologiques, mais aussi philosophiques, sociologiques, sans oublier un courant pragmatique. Et lorsque l’un devient prévalent en prétendant tout expliquer, nous tombons dans l’écueil de la tautologie. La psychiatrie risque d’y perdre sa substance, au point de vouloir intervenir un peu partout, sans tempérance, en colmatant les brèches, mais sans grand risque de succès. Cette omniprésence constatée n’est-elle pas le chant du cygne de son omnipotence perdue ? Il existe en effet un foisonnement des théories explicatives et des pratiques qui renvoie au corps social la notion qu’une psychiatrie tentaculaire occuperait tous les terrains. Auparavant, avec l’Asile, le psychiatre avait une seule maison, une seule adresse, ses coordonnées étaient enracinées. Nous assistons au nomadisme intellectuel de la profession qui, avec une certaine logorrhée, pourrait être qualifiée de défense maniaque de la psychiatrie. Il n’existe plus de psychiatrie unitaire, ce qui induit par rapport au corps social une angoisse de morcellement. Nous trouvons des pédopsychiatres, des géronto-psychiatres, des psychiatres d’adultes, mais surtout, la présence psychiatrique tisse sa toile tentaculaire du fait de la démultiplication de ses interventions. À peine sorti de l’Asile, il se précipite à l’hôpital général, aux urgences de préférence ; nous le voyons à la prison, s’occupant de soins aux sidéens, aux délinquants sexuels, aux mourants, aux couples qui divorcent, aux toxicomanes ; passant des soins psychiatriques à la médecine de catastrophe, aux victimes d’attentat, donnant tout avis sur des auteurs de rapt d’enfants dans une école, intervenant dans les médias aux émissions de grande audience. Le psychiatre se situe très souvent sur la brèche normative s’il ne s’autorise pas l’arrêt du penseur. Et pourtant sa pratique lui impose d’abord un dualisme fécond : celle de la molécule et celle de l’inconscient. Il existe un soin de parole. Et la molécule nous rappelle que nous avons aussi un corps. N’est-elle pas l’objet transitionnel du Prescripteur qui se prescrit un peu lui-même ? La société en crise ne sait plus dans son idolâtrie par perte du sacré à quel “sein” se vouer. Elle convoque ainsi le psychiatre là où il se précipite : sa fonction messianique. “Venez à moi, vous qui souffrez et je vous soulagerai”, les pauvres, les bannis, les mal-aimés, les bafoués, les exclus, les damnés… Nous assistons alors à une psychiatrie des Oracles. Dans une société technocratique, la psychiatrie représente le dernier bastion d’un humanisme moribond. Mais si nous n’y prenons garde, elle y perdra sa spécificité médicale en ne décernant qu’une vulgate en mineur d’une médiocratie participative où plus personne ne veut de l’autre. Si la psychiatrisation infiltre de très nombreuses démarches c’est qu’elle est devenue l’affaire de tout le monde et c’est son drame d’avoir accepté de façon sacrificielle cette démédicalisation. D’une science en gestation, elle devient pseudo-consensus, consommée et broyée sans que le spécialiste n’y prenne garde. Il s’agit là d’un signe des temps. Il existe une dépression de nos sociétés de l’incertitude. Et l’on demande à la psychiatrie de plus en plus en lui donnant de moins en moins. Nous n’avons plus d’internes qualifiés en psychiatrie, les infirmiers de secteur psychiatrique sont morts et l’enseignement de la psychiatrie qui se faisait aussi à partir de l’Asile n’existe plus. Pourtant il s’agissait d’un véritable terroir qui représentait la “culture de la folie”. L’Hôpital Psychiatrique vivait d’une conviviance, c’est-à-dire qu’on vivait à côté du fou sans se sentir contaminé par lui. Le modèle MCO, le PMSI ont sonné le glas d’une psychiatrie de qualité qui est maintenant ramenée à n’être qu’une gestion de la crise en urgence.
Chronos n’existe plus. Plus rien ne s’inscrit dans la durée, car tout se consomme ! Tout se consume. Or le désir est ce qui dure. Il est un temps de l’investissement puis du désinvestissement qui correspond au deuil. Entre les deux, la jachère du désir. Cette scansion en fait la saveur, comme la systole, la diastole et le repos compensateur. Elle constitue même l’immanence du sujet. Or ces questions n’intéressent plus personne ou presque ! La psychanalyse et l’écoute de l’Inconscient ont disparu au profit de la thérapie du rapidement, très béhavioriste. Ainsi forme-t-on de plus en plus vite de moins en moins de psychiatres, leur liberté et leur initiative d’actions sont de plus en plus encadrées, leurs responsabilités augmentées. Et l’on peut s’interroger sur le type de demandes qu’on leur adresse : sont-elles toujours du domaine de leurs compétences ? Un psychiatre est-il réellement compétent pour cette nouvelle pathologie qu’on appelle les conjugopathie ? Est-il réellement qualifié pour le traitement juridique des perversions sexuelles ? Compétent ou utilisé ? Car, il ne faut pas l’oublier, il y a lieu même de le dénoncer ici, il s’agit d’une grande loi sociologique tacite que l’avenir démontrera de plus en plus : ce que la société ne tolère pas, elle le médicalise. L’appellation d’hôpital psychiatrique ou de centre hospitalier spécialisé a disparu au profit du terme plus soft d’établissement hospitalier qui vise à “dépsychiatriser” la psychiatrie. À l’heure actuelle, la psychiatrie repose sur un déni : elle devient une spécialité médicale qui a sa place comme les autres à l’Hôpital Général, mais c’en est fait de sa spécificité. On peut même devenir Praticien Hospitalier et exercer dans un centre spécialisé, grâce à un concours, sans être qualifié en psychiatrie ! Ce qui montre à quel point il est demandé au psychiatre d’être un technicien de la relation et de moins en moins un spécialiste de la psychose qui se réduit à des schèmes comportementaux. Nul doute alors qu’aient un succès grandissant thérapie comportementale, thérapie systémique, quand ce n’est pas le cri primal ou l’analyse transactionnelle. Les vieux modèles s’écroulent, dans une iconoclastie parricide en rapport avec l’efficacité non pas la connaissance. Ce qui montre l’irrespect de la clinique et la prévalence de l’item et finalement la position dérisoire que nos sociétés accordent à la réflexion. Ainsi l’abrasion du symptôme fera-t-elle la part belle aux laboratoires ! N’a-t-on pas créé le concept d’inhibition pour vendre les désinhibiteurs ? Cependant, si nous faisons abstraction de la carence des vocations, ne peut-on pas considérer paradoxalement que la psychiatrie est victime de son succès ? Elle est passée en moins d’un siècle d’une pratique de gardiennage et d’une spécificité de la dangerosité à une toute-puissance tautologique dans laquelle le pouvoir de l’alchimiste et celui du chaman étaient magiquement mêlés. La molécule et l’explication, hors de ces deux voies, point de salut. “La science a fait de nous des dieux, avant que nous ne méritions d’être des hommes.” Et comment la société se venge-t elle de ses idoles ? En les brûlant ! N’est ce pas là le frémissement parricide de notre évolution ? Toute-puissante donc, la psychiatrie se veut partout ! Elle n’est pourtant nulle part et l’on a prétendu qu’elle devait être faite et défaite par tous ! Ce qui revenait à lui tordre le cou en réfutant la spécificité de sa démarche qui est d’abord affaire de spécialiste.
À compter de sa légalisation, le Secteur a été l’objet d’un glissement sémantique dont personne ne mesure vraiment l’impact. Né d’un enthousiasme militant et profondément admirable, grâce à des“pères fondateurs”, qui ont tenu à expliciter une théorie du soin au psychotique fondé sur le lien, le secteur qui devient peau de chagrin est devenu une aire de planification et de budgétisation.
Comment en est-on arrivé là ? Pourquoi ce parricide ? Une mission de service public, fondée sur une théorie du soin qui n’oppose pas l’intérieur des murs et la vie dans la cité, qui recherchait une continuité est transformée en paradigme géographique. Elle sert alors de milieu à étudier, à comparer, à administrer. Et très vite on oublie que la psychiatrie a pour nature que ce sont des hommes et des femmes qui soignent d’autres hommes et d’autres femmes. Ne lui demandons pas tout. Encore moins d’être parfaite ou de pouvoir tout. La qualité de la psychiatrie ne pourra être que la rencontre d’une confiance et d’une conscience. L’homme est imprévisible, et le relationnel qui fonde la valeur thérapeutique inquantifiable parce qu’il est le garant de la liberté en ce qu’elle est d’abord subjective ; c’est-à-dire affaire du sujet. Deux grands corps sociaux mettront à mal de plus en plus la psychiatrie et veilleront à diminuer son influence parce qu’elle n’est — et ne sera, je l’espère, jamais — politiquement correcte ! Ces deux grands corps, dis-je, qui ont mis à mal la psychiatrie : ce sont l’administration qui contingente, circonscrit et encadre toute initiative ; la justice qui impute, instruit et condamne de plus en plus l’acteur de soin dans un domaine qui est pourtant celui de l’incertain, de l’improbable et de l’aliénation. Ce vieux terme d’aliénation, d’ailleurs, recouvre bien la question de la liberté de penser, non celle de la médicalisation des dites maladies mentales que personne n’aurait la prétention de guérir. Et si la qualité de notre mission n’était pas d’accompagner, au sens qu’a ce bel adjectif chez Nina Berberova ? De réhabiliter, c’est-à-dire de se faire contenant d’une recherche de sens, créateur pas à pas d’un appareil à penser les pensées, transformant la violence en jaillissement de vie, pulsation et jachère du désir ? Et pour faire une psychiatrie de qualité, il faut certes des psychiatres de qualité, mais qu’on les laisse en paix et qu’on leur donne le temps. Le rendement n’est pas à l’ordre du jour de la rencontre ni de l’apprivoisement. Notre société a perdu le sens de la durée, elle a d’ailleurs perdu le sens tout court. On se moque de l’affect, de l’imaginaire, de la magie. Le pragmatisme envahit tout dans son implacable fonction d’arraisonnement rationnel. Et pourtant c’est folie que de ne pas faire de folie. François Tosquelles, qui osait encore enseigner la folie notait en avant-propos de son École : “Sans la reconnaissance de la valeur humaine de la folie, c’est l’homme même qui disparaît”. Il y a toujours un moment où la qualité se fait au détriment de la quantité et l’inverse. Revenons-en à l’agriculture et à la différence entre culture intensive et culture extensive. Le plus est l’ennemi du bien. Les psychiatres sont des animaux rares, une espère en voie de disparition, protégeons-les, écoutons-les ! Et que disent ils, en tant que spécialistes de l’imaginaire et de l’inquantifiable ? Que la qualité suppose la détente, la confiance, le respect et l’innovation. À cette condition, il s’agira toujours de l’un des plus beaux métiers du monde, dont un des objectifs est de transformer le destin en destination. Un psychiatre fatigué, qui essuie l’échec d’un suicide, se trouve face à un conflit d’équipe ou à des tracasseries administratives épuisantes, ne peut pas être capable de qualité parce qu’il est humain. En ce sens, dans le domaine de l’inquantifiable, il y a lieu de bien différencier le soin qui est un moyen de veiller avec attention et application à l’intérêt du patient et la thérapie qui est une technique, avec un objectif (au moins avoué) et un procédé codifié. Mais il serait hasardeux de considérer que les médecins et l’industrie pharmaceutique sont seuls responsables de l’augmentation de la consommation des médicaments et de les montrer du doigt. Nous assistons à une profonde mutation et à des bouleversements sociaux indéniables, où l’individu cherche sa place dans une société inhumaine : chômage, isolement, divorce, abandonnisme des enfants, exclusion, individualisme forcené, perte des valeurs, sont des facteurs importants du risque dépressif et plus globalement de consommation médicale. Or bien souvent, on demande au médecin, particulièrement au généraliste et au psychiatre, de répondre à la crise sociale, là où d’autres acteurs ont déjà déclaré forfait ou démissionné. Ce qui est ensuite reproché au médecin, accusé de coûter cher à la collectivité et de favoriser en retour la crise sociale ! Attitude perverse de certains politiciens qui consiste à confondre cause et conséquence en trouvant rapidement un bouc émissaire. Certains d’ailleurs insistent, à juste titre depuis longtemps, sur la revalorisation de l’acte intellectuel médical qui préluderait à une diminution des prescriptions : consultations mieux rémunérées, qui de ce fait pourraient être plus longues et constituer à elles seules un bien meilleur soutien. D’autres sur une recherche méthodologique sur les réels rapports bénéfice/risque des médicaments qui serait confiée à des centres d’épidémiologie ou de pharmacovigilance pour sortir d’une dépendance systématique vis-à vis de l’industrie pharmaceutique. Enfin, il sera absolument nécessaire de renforcer l’information des consommateurs sur les risques de la prescription pour obtenir une plus grande responsabilisation de leur part et éventuellement faire évoluer la pratique de la prescription en recherchant un véritable partenariat à trois : le médecin, le malade et l’industrie pharmaceutique. Si l’on passe du patient au consommateur, il faudra alors régler la question du coût, par le consommateur lui-même, de ce qu’il exige. Par rapport à la responsabilité médicale, il serait souhaitable de modifier la législation en vigueur, car le rationnement des soins vade plus en plus conduire à des procès, le médecin étant bloqué entre la Sécurité sociale et le gouvernement qui lui imposent de dépenser moins et le patient qui demande toujours plus pour lui ! Quant à la formation médicale, il n’est pas juste qu’elle soit confiée uniquement aux universitaires. Il y a aussi des praticiens de terrain qui sont d’excellents cliniciens qui ont des choses à dire et qui le disent bien. Pour conclure, on pourrait dire que toute société qui n’écoute pas ses médecins est une société malade. Ne l’oublions pas, le médicament traite le symptôme, pas la maladie ; il a une action sur le cerveau, pas sur le psychisme.
À l’heure actuelle, la psychiatrie et la psychothérapie sont en train de s’éloigner l’une de l’autre de façon insidieuse, sans que personne ne s’en aperçoive vraiment et elles vont prochainement s’affronter. Ce qui n’est pas l’intérêt des patients et qui dénote un tournant dans l’évolution de la conception des soins qui a de quoi inquiéter. En effet, la psychopharmacologie règne en maîtresse incontestée. On peut même considérer qu’elle domine la psychiatrie contemporaine qui ne se préoccupe plus de la question du sujet, de la liberté de pensée et de l’aliénation, mais qui n’a comme centre d’études presque unique que les neuromédiateurs, les récepteurs et la métrologie des symptômes cibles. Il est vrai que malheureusement la psychothérapie et la psychanalyse sont en perte de vitesse. Les psychiatres passent de plus en plus de temps à prescrire des médicaments, ils sont de moins en moins formés à la psychothérapie et à l’écoute d’un patient et font plutôt du recueil de données. La chimiothérapie sera le paradigme dominant du XXIe siècle. Une masse financière extraordinaire est investie dans la recherche de nouvelles molécules plus que dans tout autre domaine qui concerne la psychiatrie. On doit déplorer cette évolution, car le psychiatre qui était malgré tout un médecin à part dans le champ médical, va se transformer en prescripteur de molécule. On laissera alors aux psychologues, le soin d’écouter les patients, quitte à ce qu’éventuellement, ces derniers paient de leur poche la psychothérapie demandée.
L’opposition connue entre “to care” et “to cure”,soigner ou prendre en charge,vient à sa façon rendre compte d’une démédicalisation de la psychothérapie. Sans doute parce que celle-ci est supposée revenir trop cher aux organismes payeurs ? Il est vrai aussi que la psychothérapie ne s’enseigne pas facilement ! Elle est plutôt de l’ordre d’un apprentissage de soi-même et d’une ouverture à autrui. Il s’agit d’abord, comme dans la psychanalyse d’une remise en cause de soi-même, d’une opération vérité qui n’est pas évidente, qui peut être longue et coûteuse. Or les jeunes médecins, au siècle de la vitesse, sont comme la plupart des hommes : ils veulent ce qui va vite, ce qui est opérationnel. Il est difficile d’inscrire son parcours et sa formation dans la durée. Et pourtant, il n’est pas de psychothérapie vraie sans durée. Maintenant, la plupart des Écoles de psychiatrie partent du postulat que tout apprenti psychiatre est d’emblée formé à la psychothérapie, qu’il suffit qu’il soit psychiatre pour être déclaré psychothérapeute. Il s’agit là d’une grave erreur. La très puissante association américaine de psychiatrie (APA) prétend croire à la synthèse des deux approches de la maladie : l’aide par le dialogue ou la parole et la thérapie par le médicament. Mais pourquoi alors impose-t-elle de tout son poids qui est considérable, que toute discussion théorique et étiopathogénique soit gommée de ses orientations, notamment du manuel statistique des maladies qu’elle édite, le DSM ? Elle part du principe que les psychiatres utilisent avec un égal bonheur et avec la même qualité la psychothérapie ou le traitement chimique, dont ils sont censés se servir dans la même boîte à outils. Il n’en est pas de même dans la réalité et il faut le dire avec force et détermination : ces deux disciplines sont enseignées comme des outils différents, basés sur des modèles différents et utilisés pour des objectifs différents. Seuls quelques rares médecins arrivent à en faire la synthèse. Ils le font à l’aide d’une gymnastique intellectuelle qui repose sur un clivage qu’ils ont à intérioriser sans que celui-ci ne soit fécond : clivage entre deux conceptions du sujet qui souffre, deux modèles diamétralement opposés de la maladie et deux types d’espoir différents et d’exigence différente sur l’évolution du patient. Or, il faut bien le reconnaître un conglomérat de pressions socio-économiques “du guérir vite au moindre coût” et de forces idéologiques “de l’efficacité dans la rapidité” est en train d’opérer l’exérèse de la psychothérapie ôtée en douceur, avec une anesthésie générale, à la psychiatrie. Il s’agit là de la dérive inscrite dans le système et de la collusion entre la maîtrise des dépenses de santé, les compagnies d’assurances et les systèmes de mutualisation qui se prononce très clairement (mais sans le savoir aussi clairement), vers le seul médicament, sur le modèle du traitement antibiotique contre l’infection bactérienne. Ce modèle-là infiltrera d’ailleurs de plus en plus le schème comportemental du psychiatre. Nous en arrivons à l’ère de gloire de la biomédecine. On peut cependant dès à présent en mesurer les risques et les errements. Déjà, en termes scientifiques, l’efficacité au court terme n’est jamais superposable à l’efficacité au long terme. Par exemple, il est connu empiriquement que la psychanalyse réussie limite par la suite le recours injustifié au système de soins. Si jamais la scission s’opère entre les deux soeurs siamoises que sont la psychiatrie et la psychothérapie, d’importants dommages vont en résulter : l’objectivation scientifique de la maladie mentale sera réductrice. Le patient se résumera à la réceptologie, à la demi-vie, à l’échappement ou à la résistance thérapeutique. Il se verra alors dépouillé de son humanité. Est-il nécessaire de le dire ? À long terme, le traitement médicamenteux est tout à fait insuffisant, ce qui signifie qu’il est inefficace. Cette dérive ou cette impasse est donc finalement coûteuse pour la société, comme pour les psychiatres qui pourtant ne semblent pas s’émouvoir de ce risque. Cependant, on peut s’inquiéter de cette impasse morale de notre époque. L’ère du vide se construit sur un trop-plein de psychologisme et sur une chimiatrie du tout médicament qui renvoie à une robotisation des consciences. Mais cette situation n’est-elle pas justifiée par la vieille division entre le corps et l’esprit dont on trouverait ainsi le surgeon ? Cette théorie qui nous infiltre a des présupposés qui doivent être dénoncés : notre corps nous apparaît comme une machine qui n’a qu’à bien se conduire ! Si nous pensons avoir un quelconque pouvoir sur lui, c’est uniquement par l’apport extérieur qui renvoie au vieux stade oral : la vitamine, le bon lait, l’antidépresseur. La vulgate de ce credo biomédical dépossède la maladie mentale de toute signification. Elle n’a alors pas plus d’importance qu’une grippe ou une gastro-entérite. D’où la recherche du médicament adéquat en vue de l’éradication et l’inutilité du spécialiste qui se consacrerait à soigner les malades mentaux. Existe-t-il une psychiatrie politiquement correcte ou bien une psychiatrie d’état ? Vaste débat, mais il faut conclure. Comment traiter une demande de bonheur, de bien-être, de confort, de sécurité ? Le thème de la substitution est à l’ordre du jour, le psychiatre n’est pas le nouveau Subutex des lendemains qui chantent ! Le refus thérapeutique peut aussi avoir valeur de refus d’une compromission. Quand le patriarcat faiblit, le mécanisme de défense de la société est l’oralité dévorante qui mène au consumérisme. Que faire quand la société se désagrège ? Pourquoi n’entend-on pas les psychiatres au nom de la prévention qu’ils connaissent dénoncer le politique ? Ne s’agit-il pas là d’une médiocratie rampante ? La faillite de la communication dans notre société montre l’indifférence officieuse qui est masquée par l’officielle solidarité. La perte de la spiritualité, le déclin de l’humanisme sonnent le glas du tissu social qui portait l’individu. Auparavant, le voisin et l’ami conseillaient, accueillaient, avaient un rôle contenant à l’égard du semblable. Une juxtaposition d’individualités n’a jamais fait une société. Un recours univoque au thérapeute n’a jamais fait la psychiatrie. Le mythe de Thöt qui dérobe aux dieux les signifiants nobles montre la perte du sens des mots qui n’ont plus de saveur à notre époque où il est si difficile de s’arrêter pour penser. L’activisme est la preuve du manque de réflexion. La psychiatrie est à ce prix que si elle ne revendique pas haut et fort les blasons de son identité prométhéenne, elle se confinera dans l’exécution limitée de tâches éclatées qui lui feront perdre sa quintessence.

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