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Entretien avec le Pr Liliane Daligand

jeudi 6 octobre 2005, par Dominique BARBIER

Entretien réalisé suite à la conférence du Pr Liliane Daligand “L’enfant et le diable”,
dans le cadre de l’ANREP, en Avignon,le 6 octobre 2005.

Dominique Barbier : Liliane Daligand, vous avez fait une brillante carrière universitaire orientée à la fois vers le droit et la médecine, puisque vous êtes psychiatre des hôpitaux, docteur en droit, professeur de médecine légale et de droit de la santé à l’université Lyon 1, expert près la cour d’appel de Lyon. Pourriez-vous expliquer aux lecteurs de Synapse ce double intérêt pour la psychiatrie et le droit ?

Liliane Daligand : J’ai fait médecine pour aider autrui, pas seulement pour soulager ses douleurs corporelles, mais pour soigner ses troubles mentaux. Dès avant de débuter médecine, j’étais attirée vers la psychiatrie et mieux même vers la psychanalyse.
J’ai débuté mon exercice professionnel par la médecine légale en quelque sorte complémentaire de la psychiatrie. Au début du XXe siècle, la spécialité de psychiatrie s’intitulait d’ailleurs psychiatrie et médecine légale. Selon une tradition lyonnaise bien ancrée depuis Alexandre Lacassagne cette double approche a été la mienne.
J’ai eu ainsi très tôt la responsabilité d’une consultation de médecine légale que j’ai transformée en structure d’accueil des victimes. Les victimes, reçues à l’hôpital Édouard Herriot de Lyon dans les années soixante-dix, m’ont exprimé l’effroi de la rencontre avec la mort surgissant dans l’événement traumatique. Elles m’ont fait ressentir la violence subie qui entraîne inhibition, mutisme, perte des repères et de l’identité. Démunie, je supportais difficilement le désarroi ou la peur qu’elles provoquaient en moi. Rencontrées grâce à la médecine légale et à l’urgence, ces victimes me demandaient beaucoup plus qu’un examen, un certificat médical, elles me priaient de les écouter et de les entendre au-delà de leur plainte ou de leur silence. Le savoir psychiatrique s’est vite révélé insuffisant sans l’aide de la psychanalyse à laquelle je me suis formée dans les années quatre-vingt.
Je me suis rendu compte que, pour aider les victimes, la médecine, y compris psychiatrique, et la psychanalyse ne suffisaient pas et qu’il fallait connaître le droit et le fonctionnement de la justice. J’ai connu le monde carcéral par les expertises de détenus et la souffrance des victimes ne m’a pas rendue sourde à la misère des prisonniers. J’ai mieux compris qu’il était impossible de n’entendre que les victimes. Le coût de la santé en prison est devenu mon sujet de thèse de doctorat de droit et économie de la santé en 1984.

D. B. : Dans le cadre de votre activité de psychiatre des hôpitaux au CHU de Lyon, vous êtes responsable d’une unité d’accueil des urgences psychiatriques et d’accueil des victimes. Quelle est l’orientation de votre service : qui accueille-t-on ? comment ? quel type de prise en charge ? comment organisez-vous le suivi des patients qui viennent vous consulter dans l’urgence ?

L. D. : Je travaille maintenant aux urgences du Centre hospitalier Lyon-Sud, qui sont divisées ainsi : un service d’accueil (SAU) où arrivent toutes les urgences chirurgicales, médicales, et psychiatriques et un service d’hospitalisation (SMU) de 18 lits que se partagent patients somatiques et patients psychiatriques selon les flux d’arrivée. Je dirige une équipe de psychiatres et psychologues qui se distribuent dans ces deux services et qui travaillent en bonne intelligence avec les somaticiens. Ceux-ci,au SAU, nous demandent de recevoir les suicidants, les dépressifs suicidaires, les crises d’angoisse, les accès psychotiques, les états de crise, les traumas psychiques, les endeuillés, les alcooliques ou autres toxicomanes et les violents. Certains patients peuvent repartir après un entretien, parfois avec un rendez-vous de suite ou les coordonnées d’un centre de thérapie brève, d’un CMP ou d’un psychiatre libéral.
Certains sont directement hospitalisés au SMU pour une évaluation de leur état et pour une mise à profit de la crise traversée, au cours d’un bref séjour avant sortie simple ou orientation en particulier en clinique. Certains sont hospitalisés sous contrainte dans l’un des trois centres spécialisés de la région.
Les victimes ont pour la plupart un suivi plus ou moins long dans le cadre de la consultation spécifique des victimes articulée au service d’urgence. J’assure une grande partie de ces suivis, je suis secondée depuis plus de deux ans par une psychologue dédiée aux victimes et à leur famille. Ce sont des victimes de tout événement traumatique, de tout âge mais de plus en plus d’enfants maltraités ou abusés me sont adressés.

D. B. : Que représente pour vous l’enseignement de la médecine légale et du droit de la santé ? Quel en est selon vous l’intérêt pour des étudiants et de futurs professionnels ? Que diriez-vous de la judiciarisation de la médecine et tout particulièrement de la psychiatrie ?

L. D. : On ne peut pas exercer la médecine sans faire de la médecine légale. Tout acte médical a une dimension médico-légale. Plus la médecine progresse, plus les patients sont exigeants. Mais la judiciarisation de la médecine est plus une peur qu’une réalité sauf dans quelques domaines comme la procréation, la biologie, la radiologie. Les procès sont encore souvent la conséquence d’un refus de rencontre explicative entre praticien et patient. Celui-ci veut d’abord savoir ce qui s’est passé avant de revendiquer une sanction pour le médecin. L’indemnisation du dommage est parfois la seule demande exprimée. La mise en cause des psychiatres se voit surtout dans les suicides ou dans les passages à l’acte de leurs patients. Cette mise en cause se verra sans doute de plus en plus lors des récidives après sortie de prison après que des experts psychiatres ont affirmé l’amélioration et la non dangerosité des délinquants incarcérés.

D. B. : Que pensez-vous des obligations de soins d’un point de vue éthique, clinique et pronostique portant sur un éventuel résultat thérapeutique ?

L. D. : Les obligations de soins sont en général réfutées par les thérapeutes comme étant contraires à l’éthique en raison du non-consentement du patient et contraire à la clinique par absence de possibilité transférentielle et par là de toute efficacité. Ce qui peut être vrai dans certains cas. Mais ce ne peut être réfuté dans l’absolu.
Une obligation de soins s’articule avec l’application de la loi qui ouvre à une sanction et en positif à une resocialisation. C’est dans cette articulation entre l’application de la loi dans sa rigueur et l’ouverture à son jeu dans la relation (thérapeutique) que vont se moduler les rapports traitant/traité.

D. B. : Vous avez publié en 1993 aux éditions Méditions un ouvrage intitulé Violences et Victimes. Pourquoi ce livre ?

L. D. : Pour relater mon expérience et montrer la violence sous toutes ses formes, surtout celles souvent ignorées en particulier dans le couple ou chez les enfants qui ne portent pas à l’évidence des traces de la maltraitance. J’ai aussi voulu parler des victimes pour que, non seulement, elles soient repérées, mais qu’on ne les laisse pas, y compris par compassion, dans cet état. Reconnaître une victime, c’est la propulser dans un passage et non pas l’établir dans un état. Ceci était aussi la traduction de mon action au sein d’une association que je préside.

D. B. : Vous présidez une association d’accueil et hébergement de femmes et enfants victimes de violences (VIFF-SOS Femmes à Villeurbanne), comment est organisée cette association ? Sur quels critères accueille-t-elle les victimes de violence ? Comment est organisé le suivi des victimes ?

L. D. : Cette association a la responsabilité d’un CHRS qui accueille et héberge uniquement des femmes avec enfants victimes de violence. Cet hébergement se fait dans vingt appartements situés à Villeurbanne, ce qui permet de loger vingt mères et une quarantaine d’enfants, jamais dans l’urgence mais dans des départs préparés, non catastrophiques, ce qui est un gage de meilleure séparation d’avec la violence. Le travail des salariés, éducatrices, travailleuses sociales, conseillères en économie ou en formation professionnelle, est de permettre à ces femmes de trouver non seulement un toit physique mais un “toit psychique”, de devenir autonomes, de se réapproprier leur corps, leur histoire, leur parole. Elles restent quelques mois puis emménagent dans leur propre appartement, avec un emploi ou le RMI. Les enfants nécessitent souvent des soins psychiques et sont adressés en CMP, mais une psychologue vient le mercredi faire un travail avec eux basé sur des contes, un stagiaire psychologue l’assiste et a la charge d’un atelier dessins.

D. B. : Vous avez récemment publié aux éditions L’Archipel L’Enfant et le Diable, préfacé par Caroline Eliacheff. Vous expliquez que depuis une trentaine d’années, la maltraitance subie par les enfants ne cesse de se révéler dans toute sa cruauté. Comment peut-on aider l’enfant victime de violence à sortir de la confusion et à retrouver confiance en l’autre ?

L. D. : En schématisant, on peut dire que l’enfant dont la place de victime est reconnue par le processus judiciaire et le processus thérapeutique, trouve un lieu d’existence différencié. La loi qui officialise cette reconnaissance d’être le coupe radicalement de ses agresseurs qui sont qualifiés en différence. Enfin de cette place de victime l’enfant peut adresser une demande à ceux qui l’accompagnent et par là entrer dans la parole qui est portée par le désir et, depuis J. Lacan, on sait que le désir de l’homme est le désir de l’autre. Le désir est à double courant, désir du sujet pour l’Autre et désir du désir de l’Autre. La position du “parlêtre” est obligatoirement une position égalitaire de demande et de don, ce qui n’est pas la position dépendante de la victime.

D. B. : Y a-t-il un profil psychopathologique particulier de l’enfant victime ? Errance, absence de limites, manque de confiance en soi ? Pouvez-vous préciser ?

L. D. : L’enfant victime n’a pas un profil psychopathologique particulier. Il peut n’avoir aucun symptôme ou des symptômes que l’on rencontre dans des pathologies somatiques ou psychiatriques : troubles des conduites alimentaires, du sommeil, du comportement, de l’humeur avec dépression, gestes suicidaires, fugues, errance, difficultés scolaires, abus de substances, auto et hétéro-agressivité, délinquance, prostitution, etc.

D. B. : Selon vous, peut-on considérer qu’il existerait une typologie particulière de l’agresseur, du transgresseur ? Laquelle ?

L. D. : Je ne connais pas de portrait type d’agresseur d’enfant. Mais je retrouve souvent des insuffisances structurelles, des difficultés d’élaboration, une souffrance infantile avec parfois maltraitances ou indifférence qui assignent l’être à l’isolement, au silence, à la peur et à la jalousie de la vie de l’autre, même celle de son propre enfant.

D. B. : Est-il possible d’amener le délinquant, le criminel à s’amender ? Pensez-vous que la psychothérapie ou la psychanalyse peut lui permettre d’évoluer ?

L. D. : Oui. La psychothérapie peut lui permettre d’évoluer mais ce mode thérapeutique doit obligatoirement s’articuler avec la peine et le sens que le délinquant lui trouve, avec également des ouvertures sociales qui le sortent de la marge.

D. B. : La pratique expertale vous a permis d’approcher les victimes, les délinquants ou criminels et les magistrats. Quel est à votre avis l’intérêt d’une expertise psychiatrique ? S’agit-il d’un faire valoir pour la justice ? D’une aide à la décision ? Ou bien d’un rituel dépossédé de sens, comme on a pu le voir dans l’affaire d’Outreau avec “l’examen de crédibilité” tant décrié ?

L. D. : Faire une expertise psychiatrique, c’est savoir éviter de produire un simple papier pour authentifier la conduite d’une instruction où rien n’a été oublié. C’est éviter aussi de donner bonne conscience à tous les acteurs d’un procès puisque le côté humain des agresseurs ou des victimes n’aura pas été oublié. Les pièges pour l’expert sont nombreux et il est d’autant moins à même de les éviter qu’on n’essaie pas volontairement de le piéger. La place même de l’expert est difficile dans son rapport avec la justice. On a beaucoup discuté pour savoir s’il était auxiliaire de justice ou technicien. C’est ce deuxième terme qui est correct puisque l’expert apporte un avis technique au juge.
Lorsqu’il s’agit d’un agresseur, il me semble que l’intérêt principal de l’expertise est démontrer le rapport du sujet à l’acte incriminé. L’expertise tend alors à éviter que seul l’acte dans ses différents aspects ne soit apprécié, et met en lumière l’auteur de l’acte qui doit être jugé et sanctionné.
S’il s’agit d’une victime, l’expertise qui personnalise les préjudices en donne l’importance, la qualité, l’aspect plus ou moins caché, les conséquences à long terme. Là aussi l’expert rapporte les préjudices à celui qui en souffre.
L’expertise dite de crédibilité concerne les victimes d’agression sexuelle, et en particulier les enfants. Or, comme l’a écrit le magistrat Serge Portelli, il n’y a pas d’expert en vérité et en mensonge. Seul le juge peut trancher. Certains experts se veulent grands prêtres augures de l’enfant-pythie dont le matériel langagier obscur peut-être matière à interprétation et fournir réponse. Ce mode de réponse exige la sacralisation de la parole de l’enfant.
Mais cette ouverture au sacré englobe tous ceux qui, en la révélant ou la préservant, touchent aux productions langagières de l’enfant. Cette demande sur la crédibilité révèle la position perverse inconsciente de ceux qui, acteurs, aspirent à la puissance de l’accession à la vérité suprême, celle qui dit, en particulier, le Bien et le Mal. Le tribunal devient le temple avec ses officiants où la vérité cachée derrière le voile des serments devrait se révéler à la fin de l’office. Or en supprimant la question de la crédibilité —comme le recommandent la mission post Outreau et la circulaire du 2 mai 2005 — l’opération devient purement laïque où le sacré n’a plus directement sa place et où les experts, chargés de donner un avis technique, ne sont plus que des spécialistes des sciences humaines avec la critique qui accompagne toute démarche de recherche : le doute qui dirige leurs opérations et leurs réponses en forme d’hypothèses et de probabilités.

D. B. : Vous avez aussi une formation psychanalytique et une pratique de l’analyse. En quoi l’approche médico-légale est-elle complémentaire de l’écoute psychanalytique ?

L. D. : Ce sont deux approches fondées sur la loi. Les lois des codes étant l’application dans différentes situations de la loi fondamentale. Les troubles de la personnalité sont tous en rapport à la loi, agent de la structure. C’est ainsi qu’on peut dire que le psychotique est hors la loi, les origines de ses troubles ayant surgi avant la période oedipienne. Le névrosé n’ignore pas la loi, mais est en difficulté pour la mettre en application dans ses relations à autrui. Quant au pervers, il manipule la loi à son profit, s’en faisant en quelque sorte l’auteur.

D. B. : Vous êtes responsable du diplôme universitaire de victimologie. Comment définiriez-vous en quelques mots la victimologie ? Qui peut être concerné par cet enseignement ? Que diriez-vous en tout premier lieu à vos futurs étudiants ?

L. D. : La victimologie, comme discours structuré sur les victimes et les victimisations, est née en Europe dans les années quarante.
Les premiers “victimologues”, ceux qui sont appelés les pères de la victimologie, sont juristes ou psychiatres. Plusieurs sont d’origine juive, ont subi une persécution politique ou ont été témoins de vagues de répression. Plusieurs se sont d’abord intéressés aux criminels et à la défense des droits des accusés et des détenus. Ceci a eu une influence sur l’orientation de la victimologie naissante. À ses débuts, la victimologie s’est donc entièrement et exclusivement orientée vers l’examen des relations criminel-victime et l’étude de la contribution de la victime à l’acte criminel. La victimologie est dans cet esprit “une réplique en miroir de la criminologie”.
Un changement se profile dans les années soixante-dix, le féminisme a eu une action décisive sur le développement de la victimologie. Le mouvement des femmes a été le pivot principal du mouvement plus spécifique des victimes d’actes criminels. Les viols et les violences conjugales sont devenus des symboles puissants de l’inégalité homme/femme. À partir des années quatre-vingt, les leaders féministes ont promu des changements législatifs significatifs pour criminaliser et punir davantage les agresseurs mais aussi pour développer une approche plus humaine des victimes.
À partir des années quatre-vingt-dix, des diplômes universitaires ont été créés pour former des spécialistes en victimologie à Paris, à Lyon, Montpellier, etc. Un DESS de droit des victimes, devenu master, existe à l’université de Pau et des Pays de l’Adour depuis plus de sept ans. Des thèses, des mémoires, des recherches, des publications permettent de mieux connaitre les victimes et de trouver ainsi un meilleur équilibre entre la connaissance et l’action. L’enseignement de la victimologie s’adresse aux professionnels de santé, aux juristes, aux travailleurs sociaux, aux éducateurs, à tous ceux qui rencontrent des victimes dans leur profession.
Mes premiers mots aux étudiants ont changé au fil des ans. J’insiste cette année sur les risques de la médiatisation, sur l’héroïsation des victimes. La victimologie est marquée actuellement par un courant qui place la victime dans une position d’exception qui en fait un être ayant tous les droits dont celui de décider de la peine attribuée à l’agresseur. Cet excès est dénoncé sous le terme de “victimolâtrie”.

D. B. : Lors de votre venue le 6 octobre en Avignon au Colloque d’Automne de l’ANREP, vous nous avez fait un exposé passionnant devant un public choisi, notamment de juristes et de magistrats sur L’Enfant et le Diable ; à propos de la pédophilie et vous nous avez parlé de ces enfants qui se disaient “possédés”, “envahis” par le diable… Pouvez-vous revenir sur cette notion et en préciser les contours pour les lecteurs de Synapse ?

L. D. : Beaucoup d’enfants victimes me parlent du mal que l’agresseur a mis en eux, ils se perçoivent habités par le mal, contaminés, et demandent si plus tard ils feront la même chose à des enfants. Beaucoup d’enfants se dessinent diabolisés, avec les cornes du diable, beaucoup parlent de possession, d’ensorcellement, d’envoûtement. L’enfant maltraité, abusé, violé, s’identifie aux seules sensations imposées à ses organes des sens. Loin d’être promu dans un corps unifié auquel tend toute relation langagière structurante, il est renvoyé à un corps morcelé par les différentes morsures sensitives fichées en sa chair. Loin d’être porté à l’unité de son corps parlant, à ce qui le symbolise, il est réduit à ce qui le divise, le diabolise. Le mal, le malin s’empare de lui en le morcelant.

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