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La rédemption du pervers

janvier 2006, par Dominique BARBIER

Travail présenté dans le cadre du Groupe de réflexion d’Aix-en-Provence sous la direction de Boris Cyrulnik “Enfance et résilience” le 16 juin 2005

“Il y a des choses que l’intelligence seule est capable de chercher, mais que par elle-même elle ne trouve jamais. Ces choses, l’instinct seul les trouverait, mais il ne les cherche jamais.”
(Henri Bergson, La Pensée et le Mouvant, PUF, éd. Centenaire, 1963)

“Étrange mélange de défiance et de fascination envers la femme. Le pervers transforme l’angoisse directement en transgression — d’actes et d’écriture — sans passer par le régime “classique”(névrotique) du fantasme en se déprenant sans cesse du délire.”
(Paul-Laurent Assoun, Le Pervers et la Femme, éd. Anthropos, 2e édition, 1995)

CAS CLINIQUES

Max ou le touriste

Max vient sur l’injonction forte de sa compagne :“Va te faire soigner par un psychiatre, sinon, je me sépare de toi !
Comme je lui demande quelques précisions, il me dit tout à trac :“Voilà, j’ai eu des relations sexuelles avec la fille de mon amie, Marie-Joséphine, qui n’est pas majeure. Elle a 16 ans et ma copine ne le supporte pas ! Ça continue d’ailleurs”.
Avec une complaisance presque insupportable, il me décrit la peau douce et ferme de l’adolescente par opposition à la chair plus attendrie de son amie.
Quand je lui demande quel type d’aide je peux lui apporter, il me répond avec un sourire gouailleur :“Aucune, je suis juste venu là pour qu’elle me foute la paix. De toute façon, c’est sa fille que je veux”.
Inutile de dire à quel point je me suis senti mal après une telle rencontre. Bien entendu, je n’ai jamais revu Max. Il n’est pas venu à son prochain rendez-vous.

Ingrid, la triple coupable

Docteur, je viens vous voir, mais j’ai une triple culpabilité et ne suis pas sûr que vous pourrez quelque chose pour moi” ! Ces premiers propos un peu étranges interpellent ! Une triple culpabilité ? Comment cela ? Mon père est en prison pour longtemps et ma mère s’est suicidée. Tout ça à cause de moi. J’aurai mieux fait de ne rien dire”.
Et Ingrid explique qu’elle a eu des relations incestueuses avec son père durant son adolescence. Devenue majeure, elle en a parlé à une assistante sociale qui l’a encouragée à porter plainte, d’où l’emprisonnement de son père qu’elle ne revoit plus et le suicide de sa mère quelques mois après.
Si tout le monde m’a encouragée avant, actuellement, je ne trouve que des portes closes ou presque !”…

Fred, le tout-puissant

Fred a 35 ans. Il gagnait sa vie comme charpentier jusqu’au jour où il est tombé amoureux de Simone. Tout a changé alors dans son comportement. Il s’est mis à la frapper et à boire de plus bel.
Son agressivité et ses colères dépassent les bornes et son employeur le licencie. Il se retrouve sans ressources, c’est alors qu’il entreprend d’inciter sa compagne à la prostitution.
Elle s’y soumet peu à peu en comprenant qu’il n’a plus alors une totale mainmise sur elle. D’ailleurs, il la frappe beaucoup moins et profite de l’argent qu’elle apporte au ménage. Jusqu’au jour où elle tombe enceinte. Ce qu’il supporte très mal. Elle affirme que cet enfant est de lui parce qu’elle a pris ses précautions, ce qu’il conteste bien évidemment. Et la violence reprend de plus belle au point qu’elle est obligée de se réfugier dans un foyer pour future mère célibataire.
Fred la cherche désespérément, frappe un policier qui l’interpellait, est finalement hospitalisé d’office. L’anamnèse permet alors de reconstituer son passé : ancien proxénète, dealer et indicateur des renseignements généraux depuis l’âge de 25 ans, il avait tenté de s’acheter une conduite en devenant charpentier. Mais la tentation était trop forte ! Du fait de ses multiples activités et de son rôle d’indicateur, il se sentait protégé et tout-puissant.

LES 3 CERVEAUX

Figure 1 : les 3 cerveaux Figure 1 - Les 3 cerveaux D’après J.-D. Vincent, Biologie des passions, éditions Odile Jacob, 1986

Vers les années 1973, MacLean propose sa théorie des 3 cerveaux, qui a été validée par l’ensemble de la communauté scientifique après étude par SPECT (single photon emission computed tomography), DSC (différences régionales du débit sanguin cérébral avec radio-isotopes actifs), PET-scan (tomographie par émission de positons), topectomie, études sur l’animal, corrélations cliniques de tumeurs cérébrales, études post mortem, etc.
Il existe 3 cerveaux superposés :
- le cerveau reptilien, (serpent) archéocortex ;
- le cerveau limbique, (cheval) paléomammalien ;
- le cerveau de l’homo sapiens néomammalien.

Le cerveau reptilien (archaïque)

C’est la partie centrale du tronc cérébral avec la plus grande partie du système réticulé du mésencéphale et des noyaux gris de la base.  Il est responsable des comportements archaïques (comme l’activité spinale réflexe),c’est-à-dire :
- les plus anciens du point de vue chronologique ;
- les plus automatiques ;
- les plus instinctifs.
 Son langage cybernétique est violent. Il refuse toute négociation.
 Il déclenche des crises de blocages comme le lumbago, le torticolis, les crampes.
 Il commande des actes d’activité impulsive.
 Il s’affole de tout et de rien.

 Il est activé par 5 types de récepteurs périphériques :
- visuels ;
- cutanés ;
- lombaires ;
- articulaires ;
- viscéraux.

 C’est en quelque sorte le cerveau de la pulsion et du principe primaire du plaisir/déplaisir.

Le cerveau limbique (paléo-mammalien)

Ce cerveau paléo-mammifère, qui correspond à celui du cheval, est une tentative de la nature pour doter le cerveau reptilien d’une calotte pensante.
Il a pour mission de libérer le cerveau primitif de ses comportements stéréotypés inadéquats.
Découvert par Paul Broca deux ans avant sa mort,la “grande circonvolution”ou lobe limbique entoure le tronc cérébral. Il est formé de l’hippocampe, des amygdales reliées à l’hypothalamus.
Le cerveau limbique intervient dans le comportement émotif à deux niveaux :
 la détection de ce qui est inhabituel, nouveau et de tout changement dans une situation donnée ;
 la mise en place d’un comportement approprié (somato-moteur et végétatif) en fonction de l’affect émotionnel.
Il est très sensible à tout ce qui est aimable, rassurant et à la suggestion. Il participe partiellement de l’acquisition progressive des processus secondaires qui aident à mieux accepter le réel.

Le cerveau humain (néo-cortex)

C’est celui de la pensée, de l’intégration de la loi,du raisonnement,de la comparaison et du jugement. Il a aussi un rôle dans la socialisation et l’acceptation de l’autre. Par lui, et du fait de l’éducation, il y a passage aux processus secondaires du principe de réalité, acceptation de la castration et du non. La notion de manque est intégrée.
Jusqu’à l’âge de pierre, le mammifère humain n’a pas eu beaucoup de conflits à régler entre ses deux premiers cerveaux. Il y a eu ensuite le passage de l’homo faber à l’homo sapiens et à partir de cette époque, la croissance du cerveau s’est faite si vite que le résultat est proprement pathologique.
Le cortex humain est alors devenu, d’un point de vue anthropologique et évolutionniste, une véritable excroissance tumorale, un processus évolutif explosif.
Mais ce n’est pas l’accroissement quantitatif du cerveau qui est la cause des désordres psychopathologiques constatés, c’est bien plutôt l’insuffisance de coordination entre les trois cerveaux. On peut donc évoquer d’un point de vue psychodynamique des processus tertiaires qui correspondraient au passage souple entre le principe de plaisir et celui de la réalité ou l’inverse,faisant intervenir la corticalité.
• Si nos fonctions intellectuelles s’accomplissent dans la partie la plus récente et la plus développée de notre cerveau, notre comportement affectif continue à être dominé par un système relativement grossier et primitif, qui peut permettre d’affirmer souvent que l’humanité n’est pas encore née.
• Cette trilogie rappelle curieusement la pensée socratique qui oppose l’Epithumia, le Thumos et le Nus, voire la topique freudienne de l’inconscient, du surmoi et du moi.
• Toujours est-il que le néo-cortex intervient dans le développement de la personne, la symbolisation, l’herméneutique et la recherche du sens, la relation, la socialisation et l’acceptation de l’autre.
• Le cortex a une fonction d’autorisation, il est le lieu du jugement, de la critique, de la pensée, de la comparaison, du discernement et du consentement.

PERVERS, JUSTICE ET RÉSILIENCE

Ébauche de définition

Le qualificatif pervers,qu’il s’adresse à une personnalité ou à un acte, porte au travers du sens commun, premier, de sa définition les caractères d’immoralité et d’a-sociabilité qui nous interrogent d’emblée sur les liens entre perversion, justice et société.
C’est dans un deuxième temps que la psychanalyse s’est emparée de ce terme, afin d’en étudier la psychogenèse.
Freud en réalise l’étude notamment dans les trois essais sur la théorie sexuelle. La jouissance du pervers s’intègre dans une régression de la libido à un stade prégénital, elle s’accompagne d’un déni d’une part de la réalité, et d’un clivage du moi.
L’autre n’est alors plus sujet mais objet de jouissance. On peut dès lors s’interroger sur les possibilités d’“insight” du pervers et l’impact d’un jugement moral sur l’acte pervers.
Mais la mise en place de ces mécanismes de défenses est réactionnelle à une angoisse intolérable de castration. Cette angoisse de la castration prend-elle son caractère infranchissable sous l’effet d’un traumatisme particulier dans l’histoire infantile du sujet ?
Y a-t-il possibilité de résilience vis-à-vis de ce trauma ?
L’accès a une structuration génitale de type œdipien et donc l’intégration des interdits parentaux, fondement du Surmoi, ne peut se faire. Dès lors, quel accès le pervers a-t-il à la loi ?
La psychiatrie s’est également intéressée aux perversions, mais à l’heure actuelle elles ne constituent pas une entité nosographique bien différenciée.
L’acte pervers peut en effet prendre des formes très différentes, qu’il soit repéré comme trouble de l’identité ou de la préférence sexuelles ou trouble des habitudes et des impulsions, le pervers pourrait également être considéré comme atteint d’une personnalité dyssociale.
Mais la spécificité de la perversion est l’existence d’une jouissance structurée sur un mode objectal particulier. Il est dès lors difficile de distinguer le caractère impérieuxqui peutêtre pris par cette recherche de jouissance du caractère compulsif d’un trouble obsessionnel, par exemple.
Il est également nécessaire de distinguer l’acte pervers qui peut être violent (sado-masochisme) voire criminel (pédophilie, meurtre…) de l’acte d’un psychopathe. Ce dernier agit de manière impulsive, le plus souvent dans l’intolérance à une frustration.
Le pervers quant à lui construit son acte dans la recherche d’une jouissance. La perversion, se clive donc dans les formes de son passage à l’acte soit en une entité nosographique correspondant aux troubles sexuels que nous avons cités, soit en prenant une forme particulière (troubles des habitudes et des impulsions, conduites dyssociales voire crimes) ne répondant pas complètement aux critères nosographiques d’une maladie mentale.
L’expertise pénale, l’injonction de soins demandés aux psychiatres ont à tenir compte de ces difficultés.
Le pervers n’est en effet pas toujours assimilable à un malade psychiatrique. Comment évaluer sa responsabilité ?
Quelles explications, quelles possibilités de reconstruction peut-on offrir aux victimes objets de la jouissance d’un pervers ?

Le pervers est un destructeur

Cette vérité n’est pas bonne à dire ! Mais pourtant, à l’origine de chaque traumatisme psychique, il y a un pervers.
La manipulation et le mensonge ne sont pas l’apanage unique du pervers. Ce qui semble le caractériser, c’est l’indifférence à la souffrance de l’autre dont il peut abuser. Le pervers va faire de nous sa victime. Sa culpabilité apparaît inexistante. On dit classiquement du pervers qu’il ne souffre pas. C’est même ainsi qu’on justifie la peine et la punition, à cause de l’incurabilité structurelle du pervers qui ne connaîtrait pas la culpabilité.
Cette première approche est vraie si l’on définit le pervers comme celui qui, du point de vue médico-légal comme psychodynamique, enfreint la loi tout en sachant que c’est la loi.
De ce point de vue, on peut se demander si le pervers ne serait pas celui qui agit le fantasme de l’autre à son insu et qui le manipule. Certes, face à la perversion du monde, on ne peut que dénoncer la manipulation politique (CIA, Guépéou, Tchéka, etc.), mais dès lors qu’elle devient duelle, il y a bourreau et victime.
Toute la question est de savoir quoi faire de l’irruption du trauma : effondrement des défenses, changement radical du cours de l’existence et de la façon d’être au monde, développement d’une propre problématique perverse (l’abuseur abusé), capacité à pardonner, développement d’une résilience ? Nous y reviendrons.
Ce qui favorise le passage à l’acte du pervers, c’est qu’il a une part de sincérité qui fait que nous lui faisons confiance jusqu’au moment où cette confiance se change en terreur parce que tout bascule dans le pouvoir qu’il s’arroge sur nous.
En dehors donc de l’amoralité du pervers, il y a lieu de noter une part d’insensibilité et la recherche de la jouissance que confère un quelconque pouvoir sur l’autre. Il s’est replié en deçà de ce qui est humain. Le pervers est un déséquilibré psychique qui a tendance à faiblement neutraliser ses conflits internes. Il les projette sur l’extérieur, dans son comportement et ses actes. L’autre dans l’usage qu’il en fait, va devenir le commentaire de ses pensées inconscientes car la pulsion n’est pas élaborée dans ses conséquences.
Il y a dans ce domaine faillite des processus secondaires qui sont des processus constructeurs selon le principe de réalité par opposition au primat du pulsionnel selon l’unique principe du plaisir-déplaisir. L’irruption de la brutalité pulsionnelle qui s’empare du pervers renvoie bien sûr à la perte du contrôle au sens de l’urgence à satisfaire la pulsion, mais il y a aussi une maîtrise de sa proie qu’il exerce dans l’incapacité fondamentale d’être sensible à la souffrance de l’autre. La sympathie (c’est-à-dire étymologiquement la capacité à souffrir avec) n’existe pas chez le pervers. Pourtant, il est séducteur et combien ! Le diable n’est pas une figure grimaçante mais attise notre intérêt et la tentation est ravissante pour capter notre attention !
Le pervers cherche à montrer l’inanité de l’amour et il éprouve la capacité du lien jusqu’à l’épuisement, parce qu’il est confronté sans le savoir à la question de l’absurdité de la vie qu’il ne veut pas même se poser.
Il se repaît, tel Saturne dévorant ses enfants, de la souffrance de l’autre à laquelle il est devenu insensible (mais dont il peut jouir) et de l’ascendant, bien peu durable, que sa séduction aura opéré. C’est là une grande part de sa destructivité.
C’est de cette rencontre-là dont il est extrêmement difficile de se remettre.
On le voit donc, le pervers va percuter de plein fouet et notre personnalité en ce qu’elle a de plus intime et notre chair dans ce qu’elle a de plus personnel. Cette violence primaire rend odieuse la perversité et convoque bien évidemment un besoin de vengeance, qu’il faut entendre comme naturelle et saine dans un premier temps. C’est la première étape après la meurtrissure, la blessure et la dépression qui contribuent ensemble au sentiment de honte dans lequel peut s’enfermer la victime si personne ne lui tend la main.
Les conduites névrotiques exagèrent le contrôle interne par la production de défenses comparables à une cuirasse. Dans la perversité, il n’existe pas de cuirasse, les pulsions s’expriment de façon très variée, mais plutôt librement ! C’est en ce sens que les freudiens ont pu dire que la perversion était l’inverse de la névrose. Il existe des traits communs aux différents pervers : ils se ressemblent (sans s’assembler) par une instabilité du comportement, une inadaptation à la vie sociale, une tendance au passage à l’acte. L’ensemble est souvent associé à des troubles psychiatriques variables comme une toxicomanie, des bouffées délirantes, des épisodes dépressifs ou d’excitation, des perversions sexuelles.
Dire du pervers qu’il n’a pas intégré la loi ne fait pas beaucoup avancer le problème. C’est un peu comme si on parlait de la vertu dormitive de l’opium pour en expliquer la sédation… par la vertu dormitive ! La boucle est bouclée, mais nous n’avons pas avancé.
Le problème essentiel du pervers est qu’il n’accède pas entièrement à l’altérité. Autrui n’a d’intérêt que si je peux en faire mon objet de jouissance. L’autre est donc soumis au pervers. Il a perdu sa liberté. Le pervers n’accepte pas le non.Tout doit être soumis à sa règle du bon plaisir.
Peut-on concevoir un pervers qui ferait un effort ? Et c’est sans doute là que la destructivité l’emporte sur la constructivité. C’est pourquoi nous y avons fait un détour.

Après un tableau aussi traumatisant, il apparaît impossible de se remettre de l’inhumain en l’homme pervers. C’est un peu comme si l’on demandait aux rescapés des camps nazis d’oublier et de mener une vie normale. Primo Lévi à un allemand venu lui demander pardon répond :“Je ne sais pas ce que signifie pardonner” (5). Et pourtant ? S’il y avait impossibilité totale, la résilience n’existerait pas !
Ingrid, gravement déprimée, avec l’impression qu’après sa déposition, tout le monde la laisse tomber, déclare :“J’aurai mieux fait de me taire, car j’ai ainsi perdu et mon père et ma mère”…
Peut-il y avoir des capacités de résilience face à un tel drame ? Comment l’aider à exprimer ce mélange de haine,de culpabilité, de remords, d’interrogation sur elle, d’envie de s’en sortir, de honte, de tout ce qui risque de l’entraîner dans une carrière de victime ?
Il semble qu’il y ait une gradation à parcourir pour se reconstruire. C’est d’abord la sidération. On ne sait plus ce qui nous arrive.

QU’EST-CE QUI CARACTÉRISE LE PERVERS ?

La manipulation ? Mais ne la trouve-t-on pas aussi chez l’hystérique ou le paranoïaque qui font de nous leur auditoire privilégié et cherchent à nous compter comme fidèles dans leur camp ou spectateur sur leur scène ?
Le mensonge ? Mais Don Juan, Don Quichotte et avec eux, les séducteurs ou les mythomanes savent si bien mentir !
La jouissance ? C’est sans doute par ce biais-là qu’on peut le mieux approcher le pervers. La jouissance étant alors entendue comme une capacité à se sentir exister dans l’obligation d’une mainmise sur l’autre. Ce qui implique l’absence de recherche de consentement, l’autre n’étant là que comme objet de ma jouissance.
La meilleure illustration clinique en est le sadisme comme capacité à faire souffrir quelqu’un qui n’a rien demandé ! Surtout pas le masochiste, car dans cette situation, la jouissance de ce dernier à souffrir, viendrait gommer par sa propre complaisance,celle du sadique.
Mais dire que le pervers jouit de la souffrance qu’il inflige à l’autre n’est qu’une constatation clinique qui ne permet aucune avancée psychodynamique.
Il nous faut donc chercher d’autres hypothèses heuristiques qui vont nous permettre de mieux cerner la finalité des perversions.
Si nous posons comme postulat qu’on est pervers pour échapper à quelque chose, s’agit-il du châtiment auquel le pervers veut échapper ? Aux conséquences de ses actes ? Au respect de la loi ou bien à tout autre chose ? Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse ! Cette phrase, nul doute que le pervers la connaisse bien !
N’y a-t-il pas dans l’irrespect de l’autre que pratique le pervers une implicite démonstration que tout est pourri, sanieux, purulent, infecté, putride, inanité et surtout que la beauté et la pureté n’existent pas. Car le pervers veut souiller. Il conteste la part d’esthétique que contient l’existence. Et l’amour est la capacité à révéler en autrui des qualités en lui, à son insu, enfouies.

Il nous reste alors à proposer des hypothèses psychodynamiques qui vont nous permettre de mieux situer ce qui se trame dans le rapport entre le pervers et sa victime.
• La première, qui rejoint la réflexion sur la structure est de considérer qu’il existe un axe psychopathologique qui va de la névrose à la psychose en passant par l’étape intermédiaire de la perversion.
Dire que le pervers se défend de la psychose, c’est supposer qu’il entretient une relation particulière et spécifique avec le réel. Est-ce seulement parce qu’il se croit audessus des lois et qu’il les enfreint ? Ou bien peut-on considérer que les nombreux passages à l’acte du pervers sont des équivalents délirants ? Cette idée que rien (ou presque) n’arrête le pervers, constitue à revers l’idée que le pervers cherche indéfiniment ses limites et que la fonction paternante (la métaphore paternelle) n’a pas fonctionné. L’intégration de la loi et son corollaire, l’interdit ne sont pas signifiants. Le non n’a pas de sens. C’est ce qui peut expliquer que le pervers veut tout, tout entier et tout de suite.
La castration et la frustration n’opèrent pas pour le pervers qui est dans l’évitement de ces deux notions fondamentales à toute vie sociale qui font que “nous sommes un parmi d’autres” et que nous constatons régulièrement que les cimetières sont peuplés de gens indispensables.
Ce fonctionnement presque dans l’immédiateté de la décharge, sorte d’acting out montre bien à quel point le pervers fonctionne selon le principe primaire du couple plaisir/déplaisir.
Il n’accepte pas de différer dans la secondarité du principe de réalité qui modifie ou restructure la pulsion pour la rendre recevable par l’autre. Connaissez-vous beaucoup de pervers qui acceptent la sublimation ? Ce changement du but et de l’objet de leur pulsion ? Cette part d’idéalité dans l’existence qui va la sertir d’une certaine beauté ! Cette différance (au sens de Dérida) faisant alors toute la différence ! Le pervers a donc un parti pris qui concerne son plaisir qu’il revendique constamment au mépris de l’acceptation de l’autre.
• Ce qui laisse à penser qu’il est possible, au point où nous en sommes de notre réflexion, de proposer une autre hypothèse : le pervers est incapable d’amour ou n’a pas beaucoup de capacité d’amour pour l’autre. Son oblativité est affaiblie, il ne peut projeter en l’autre suffisamment de qualités qui le rendrait aimable à ses yeux. Pour le pervers, tout est tronqué, pourri ou vicieux. Cette lecture très noire de l’existence laisse à supposer qu’une attente forte au cours du développement du futur pervers n’a jamais été entendue ou que quelque chose s’est cassé en lui, stoppant ainsi un processus qui aurait dû être plus harmonieux dans l’investissement du monde et d’autrui.
La relation d’objet du pervers s’est arrêtée en route avant d’intégrer qu’il peut y avoir du beau et du bon en autrui, mouvement inducteur du respect de l’autre.
Si le pervers ne peut projeter en l’autre des qualités, c’est sans doute qu’au fond de lui il se déteste, ce qui témoigne d’un profond noyau dépressif et d’une conviction quasi délirante qu’il n’y a rien de bien en ce bas monde. Le pervers semble n’avoir aucune capacité à positiver. Noyau dépressif profond, incapacité à positiver, conviction quasi délirante, nous voilà très proche de la psychose. Ce qui renvoie à notre hypothèse psychodynamique de départ : le pervers est celui qui a tenté d’échapper à la psychose.
Cette hypothèse nous conduira à des ouvertures thérapeutiques qui éviteront la moralisation et le jugement, attitudes qui ne seront d’aucun effet sur le pervers. Elle implique que le pervers n’a pas une connaissance suffisante de l’existence de l’autre, de ce qu’il peut faire ou ne pas faire. Le monde extérieur est vacillant, seul compte son plaisir personnel et sa jouissance. Le pervers se situe très près de la toute-puissance infantile, il peut s’autoriser de tout, rien n’est venu faire métaphore de la loi du père, rien n’est venu formaliser l’interdit et permettre son intégration.
Mais y a-t-il une perte totale du sens moral chez le pervers ? La loi de la jungle ou celle du plus fort sont-elles les seules qu’il reconnaît ? Al Capone, Bonnie et Clyde, meurtres en série, illégalité érigée en système, ivresse d’être hors la loi ? Même si le soleil se couche sur les bons et les méchants, la mort efface toute chose. C’est là une autre loi à laquelle nul ne peut se soustraire. La toute-puissance ne rend pas immortel.
De ce fait, le pervers n’a pas de réponse vis-à-vis de la mort. Il convient donc de l’interroger sur sa finitude, son vieillissement et son trépas…
• Ce qui laisse à entendre que la perversité est d’abord et avant tout évitement de la mortalité. De ce fait le pervers se situe dans l’immédiateté et lui faire prendre conscience d’un futur, d’une durée, le replace dans l’historicité de sa trajectoire et l’oblige par là même à s’interroger.
Car la question du pervers, si l’on peut dire ainsi, c’est qu’il n’y a pas de question ! Dès lors qu’un pervers s’interroge, une lueur naît. Le pervers ne connaît pas la lucidité et le renvoi de son ombre produit la réflexion.
Du point de vue religieux, c’est le repentir qui produit le pardon. Et cette possibilité de se reprendre au sens de l’humanité permet au pervers de retrouver son chemin : per via signifiant alors dans ce cas qu’on s’est trompé de route.
Mais le pardon n’est pas chose aisée. Il implique tout un travail de renonciation de la part de la victime qui justement n’accepte plus d’entrer dans une “carrière de victime”.

BIBLIOGRAPHIE

1. Barbier D. La dangerosité, approche pénale et psychiatrique. Toulouse, Privat éd., 1991 ; 160 p.
2. Barbier D. Guide de l’intervention en santé mentale. Paris, Dunod éd., 1993 ; 330 p.
3. Mailer N. Le Chant du bourreau. R. Laffont éd., Paris, 1980 ; 900 p.
4. Sartre J.-P. Le Diable et le Bon Dieu. Livre de Poche, Paris, 1970 ; 241 p.
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• Vincent J.-D. Biologie des passions. Éditions Odile Jacob, 1986 ; 352 p.

Documents joints

  • La rédemption du pervers - par Dominique BARBIER - - paru dans Synapse - n° 221 - janvier 2006

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